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Pierrot, un footballeur reconverti au cyclotourisme, s’était
mis dans l’idée d’accrocher à son palmarès toutes les
grandes classiques cyclos telles que Tilff-Bastogne-Tilff,
la Flèche de Wallonie, Mons-Chimay-Mons, etc. Les longues
distances ne lui faisaient pas peur puisque, peu d’années
auparavant, il s’était déjà attaqué à un voyage itinérant
long de 1000 km en quatre étapes.
"Tilff, un village dans la banlieue de Liège. Ce jour-là, un
géant de la construction de Bruxelles sombrait dans le
maelström des enfers. Exit à jamais du monde des affaires.
Les engins et les baraques de chantier sur les hauteurs de
Werbomont avaient été pillés sous la vague de flotte qui
inondait l’Ardenne. Mais ça, Pierrot devait l’apprendre un
peu plus tard.
Pour l’heure, trempé comme un canard, il se réfugia dans le
premier bistrot venu au pied de la côte d’Houffalize.
La coupe était pleine. Voilà plus de 5 heures déjà qu’il
moulinait comme un automate sous un manteau de pluie. «
Contempler furtivement la face pile des cyclos » tel avait
été son unique distraction jusque là. Pas très jojo faut-il
en convenir ! Même qu’il en fut tout retourné lorsqu’un
congénère galérien lui intima l’ordre d’aller sucer une
autre roue que la sienne. Et lui de se laisser décoller
aussitôt de peur d’être conspuer. Mais il n’était pas au
bout du rouleau. Lui qui se croyait bon sportif de niveau
honorable se vit clouer sur place par un unijambiste sur les
hauteurs de Bertogne. Ce dernier ne lui adressa même pas un
coup d’œil au passage. Pas de charité pour les « has been ».
Il ne lui restait qu’une échappatoire : « Sombrer dans la
plus humble des humilités ». Pierrot étrenna là sa première
leçon de cyclotouriste. La terre d’accueil n’était vraiment
pas au rendez-vous. Quant aux vocables « pittoresque,
panorama, site », ils ne figuraient pas au menu du jour. Une
bonne dizaine de kilomètres plus loin, nouveau coup de buis
sur la place publique de Bastogne. Pierrot qui sentait la
flotte dégouliner le long de son échine s’arrêta à hauteur
du char et vit force cyclos faire peau neuve qui dans des
automobiles, qui dans des caravanes, qui dans des tavernes.
Lui grelottait au point de passer l’arme à gauche. Le coup
de grâce se profilait à l’horizon. Dans la descente sur
Houffalize, des rafales de grésil lui martelèrent le visage
jusqu’à le mettre à vif. Cette fois, ça dépassait les bornes
! La déconfiture était consommée. Plus question à cette
heure de crapahuter dans Tilff-Bastogne-Tilff et il
s’engouffra dans le bistrot.
WIBRIN: Souvenir de 45
Accueilli par une forte odeur de tabac, il se dirigea vers
une table coincée derrière un poêle de Ciney qui ronflait et
se mit à exécuter un effeuillage laborieux devant un
parterre de touristes éberlués. Tous les yeux se scotchèrent
sans exception sur le nuage de vapeur qui s’échappait
au-dessus de ses épaules. Il réquisitionna plusieurs sièges
et les aligna devant le fourneau devant lequel il mit ses
frusques à sécher. L’état pitoyable de Pierrot, qui
ressemblait à un arlequin délavé, suscita aussitôt de la
part des commensaux un courant de sympathie à son égard. De
fil en aiguille, les questions habituelles se mirent à
fuser. Pierrot allait-il battre sa coulpe devant les autres
en proclamant ses négligences, omissions ou étourderies
contre les règles élémentaires de sa passion ? Oh ! que non.
Il n’y avait pas de raison quoiqu’il ne fût encore qu’un
néophyte en matière de randonnée au long cours. Mais comme
il cultivait déjà la sainte horreur de la voiture balai, le
seul reproche qu’on aurait pu lui faire, eût été de se
mettre en route par un temps de déluge. Et ça, ses
interlocuteurs ne s’en privèrent pas. Ils le tancèrent même
vertement. Comme un garnement qu'on aurait surpris le doigt
dans le pot de confiture. Or, maître "Gaster" avait été
alimenté à heure et à temps. Donc, il n’éprouvait aucune
fatigue anormale et, excepté le jus qui suintait hors de ses
loques comme une madeleine, tout était donc bien dans le
meilleur des mondes. Il ne lui restait qu’à patienter que
ses effets reprennent une allure décente.
Entre-temps, une ribambelle d'anges passa, détrempés, et
deux brunes au goût de framboise requinquèrent un rien notre
Pierrot. Comme il se décidait à rejoindre le point de départ
par la tangente, voilà qu'un timide rayon de soleil se mit à
percer le plafond gris de fer qui écrasait la vallée.
Dilemme au sommet de la côte. Rentrer par la voie directe
c'est à dire se farcir 70 km de nationale ou réintégrer la
troupe qui se profilait sur des kilomètres de long.
Un sursaut de courage eut le dernier mot. Par la même
occasion, il boucla sa première classique cyclo dans les
règles de l'art.
Mai 1981
bruffaertsjo@skynet.be
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