José Bruffaerts       Ecrivain Public

 

 


Quand mon vélo prend son temps…

 
 

 

Une de mes dernières chroniques faisait écho de mon faux bond à la haute montagne.  Une bagatelle !  Que dis-je !  Une misère que j’ai rachetée bien vite après le voyage itinérant qui m’avait mené au centre géographique de la France.  De fait, le surlendemain de mon retour,  j’établissais mon quartier général au gîte d’étape de Fessevillers.  Une bonne adresse que m’avait refilée en son temps l’ami Gégé.  Le refuge, qui est une demeure cossue,  bénéficie d’une situation idéale sur la corniche de Goumois en bordure de la frontière franco-suisse.  Sur les hauts du Doubs,  à proximité d’une ribambelle de cols.  Que du bonheur !  « On les ramasse à la pelle sur quelques kilomètres carrés sans se casser le tronc » ; voilà ce que j’écrivaillais en automne 2003.  Pour en savoir davantage, découvrez les commentaires dans « Les Routes du Jura » sur http://www.cyclojose.be/routes.html

La Corniche de Goumois

Le Noirmont

Deux ans plus tard, j’assume en disant clair et net : «  Quelle connerie d’affirmer une telle ineptie car à défaut de s’y casser le tronc, plus d’un cycliste y explosera. »  C’est du garanti sur facture, Arthur !  Les pentes,  pour s’extraire  du lit de la rivière,  sont toutes des raidillons longs de 5 à  6 bornes.  Des grimpettes au pourcentage impressionnant, dignes de figurer aux côtés des cols de première catégorie.  Cyclo te voilà prévenu, le Haut Doubs ne  fait pas de quartier.  A moins que tu fasses comme moi.  J’ai toujours ce qu’il faut sur moi.  En effet, ma bécane est équipée d’un braquet d’asthmatique qui permet de grimper aux arbres.    Fais gaffe !  Il arrive que le Michelin vert voie rouge en matière de relief.  Ainsi, ne le crois pas aveuglément quand il affirme que les Franches Montagnes ne sont que des hauts plateaux à peine moutonnés.
En route !   Objectif : les « Bigs » cols des Franches Montagnes.  Pour entrer dans le vif du sujet, rien de tel que de faire le ménage devant sa porte.  Aussi, est-ce par le vaste plateau d’altitude de Maîche que j’amorce la ronde.  Le clocher de Damprichard me rappelle à l’ordre. Les deux doigts de l’horloge pointent le zénith.  Mitan du jour, le Doubs s’arrête. Achat en vitesse de quelques provisions de bouche et j’expédie le col de la Vierge.  Un sommet idéal pour une aire de pique-nique.  Une madone comme compagne, un banc, un panorama sur les Franches Montagnes, une échappée sur le Chasseral et des poubelles à portée de main.  Bref, toutes les commodités en plein air !
Descente sur Charmauvillers où je quitte la route principale pour une voie communale qui descend en virolets dans les entrailles du Doubs.  Le bitume est humide  et un tapis de mousse envahit la bande roulage.  Mes patins de freins hurlent à  mort quoique que je descende comme une caisse à savon.  Bien vite toutefois, je parviens à toucher le fond du défilé où la civilisation réapparaît sous forme d’une chapelle et quelques bâtiments qui forment le hameau du Bief d’Etoz.  Celui-ci tire son nom d’un petit torrent dont la source est située à Charmauvillers.  Avant de se faire engloutir par le Doubs, ce ruisseau ou « Bief » dévale la côte à laquelle donnèrent jadis leur nom « Les Toz » qui sont une espèce de pin gras.

Le Barrage de la Goule

Le Barrage de la Goule

Le Doubs.  Le Pont de la Goule monte la garde entre la France et la Suisse.  D’un côté du pont, ce sont de gros éboulis de rocher qui captent l’attention des badauds. De l’autre, c’est le plan d’eau que forme la rivière.   Explication du phénomène : « C’est dans la nuit du 18 au 19 octobre 1356 que se produisit le tremblement de terre dont l’épicentre était situé à Bâle.  Un pan de la montagne s’effondra jusque dans le lit du Doubs.  L’amas de terre et de rochers créa ainsi une digue qui éleva le niveau de l’eau pour former un lac, ne laissant qu’un étroit passage dans lequel le Doubs s’engouffre actuellement en mugissant. »  Le pont de la Goule n’a pas volé son nom puisque c’est le resserrement des deux rives du Doubs où le lit de la rivière se fait plus étroit et prend la forme d’un goulet.
Sitôt sur l’autre berge, j’attaque les premières rampes qui mènent à Noirmont, une localité qui vit essentiellement de l’industrie horlogère.  Mais, soyons franc, j’en ai rien à cirer des montres.  Je ne suis pas ici pour ça.  Un triplé de doubles chevrons jalonne les 6 à 7 km qui séparent la rivière du village.  C’est ça mon idée fixe devenue une montagne.  Or, comme j’ai la frite, c’est en fumant la pipe que je passe le raidillon !  Une souricière de montagne, rien d’autre.  Une lieue plus loin, le col de Muriaux est le premier col suisse d’une longue série que je me propose de franchir.  Il est aussi à la base de mes premiers états d’âme.  J’ai eu beau arpenter la commune dans tous les recoins, il me faut reconnaître que le col a échappé à ma sagacité.  A moins qu’il ne fût dissimulé entre deux bouses de vache !  Ne serait-il,  comme le prétendu château de Spiegelberg de la même commune,  qu’un phantasme né de l’imagination des franc-montagnards ?  Allez savoir !  En vérité, il ne fut pas le seul de cette espèce. Néanmoins, ça reste une maigre compensation en regard de l’extrême difficulté à hisser sa carcasse et sa monture hors de la vallée du Doubs.



Saignelégier

Voici le bourg de Saignelégier.   Plus question de lambiner à cette heure.  Il y a encore le frigo à remplir si je ne tiens pas à faire carême.  C’est à tombeau ouvert donc que je dévale le versant suisse du Doubs pour le vallon de Goumois.   La descente sur la perle du Doubs franco-suisse, via la corniche, est tout simplement époustouflante. Trois jours plus tard, ce site me procurera encore autant de bonheur.  En effet !  Car les jours suivants,  je compte remettre ça et bien davantage. 

Le lendemain matin.  Calme plat. Les coqs sont omni absents.  Je jette un coup d’œil entre les battants des volets.  Horreur !  La vallée a disparue.  Un brouillard à couper au couteau enveloppe le paysage.  En face du jardin, les frênes plient l’échine sous la violence du vent du nord.  Refroidi, je me remets au pieu en attendant des temps meilleurs.  Une heure plus tard,  rien de neuf à l’horizon.  Il fait super caillant dehors.  Un bon demi centimètre de neige verglacée tartine les toits des bagnoles.  Aussi, est-il préférable de ne pas dépasser la barre des 1000m !  Il ne me reste plus qu’à modifier au pied levé le programme de la journée.  La grimpette du Chasseral est remise au jour suivant. Le parcours du jour s’articulera autour de la Corniche du Jura et le Clos du Doubs comprenant 11 cols dont 2 repris dans le BIG.  Un menu honnête pour un chasseur de cols recyclé en vélociraptor*.
Je passe sous silence les péripéties de la matinée glaciale qui m’a vu tourné les manivelles sous une purée de pois compacte.  Une petite erreur d’aiguillage due aux mauvaises conditions climatiques me fait échouer à Boécourt, dans la vallée de la Sorne.  La fausse manœuvre se solde par un extra de 350m de dénivelé pour récupérer l’itinéraire au col de La Caquerelle.  Par une route en ligne droite raide comme une trique. Là, je prolonge l’ascension par une petite route bucolique jusqu’au col des Rangiers qui marque la frontière entre la vallée de Delémont et d’Ajoie.  Pas de chance !  Le restaurant est fermé, je mets aussitôt les bouts pour la vallée.
 

Déjeuner sur l’herbe au pied du col de la Croix.  Les lacets facilitent la digestion.  Je monte à ma main et St Ursanne m’accueille les portes grandes ouvertes.    Cette cité médiévale authentique blottie au cœur du Jura suisse recense une collégiale et un cloître du XIIe siècle dans ses murs.  C’est un haut lieu sur le Doubs pour les amateurs de vieilles pierres.  Le pont,  qui enjambe la rivière avec en son milieu la statue de St Jean Népomucène, patron des ponts, est un ouvrage d’art à ne pas louper.  En un mot, la réputation de la « Perle du Jura » n’est plus à faire.  Je prends mon pied dans ce dédale de ruelles médiévales où mes yeux ne suffisent pas pour tout voir.  Tant et bien que je me fourvoie en filant sur Ocourt.  Ce n’est qu’aux abords de la localité que  je me rends compte de ma méprise.

St Ursanne

St Ursanne

Retour pour St Ursanne.  De loin, les ruines du château se devinent sur une crête de rochers.  Des broussailles en recouvrent les murailles.  St Ursanne n’a pas toujours été une petite cité endormie au bord du Doubs.  Sa place forte connut des hauts et des bas au cours des siècles précédents.  Ainsi, le sac de la garnison ne put être évité durant la Guerre de Trente Ans au XVIIe siècle.  A l’époque, la prise de cette ville fut considérée par les états d’Europe comme une des plus fortes et des plus importantes de l’époque.

Cette fois, je suis décidé à garder mes yeux en face des trous.  Il n’y a certainement pas d’autre direction.  La route monte au ciel et… se perd dans un cimetière.  M… !  De retour sur les bords du Doubs, j’avise auprès d’un autocariste qui me regarde d’un air amusé.

« Sans blague, vous voulez allez aux Enfers par là ?  C’est pas vrai ! Vous êtes retraité non,  car vous n’y êtes pas encore.    Moi, avec le car je vais par l’autoroute.  Sinon je ne suis jamais sûr d’arriver à destination.  D’ailleurs en auto,  c’est du pareil au même !»

Merci.  Me voici rasséréné pour la suite des opérations.  Et me voilà tricotant un 30x30 en direction de « Chez le Baron ».  Dur dur !  Un cyclo, un rien moins poussif que moi, m’aspire et me dépose.  Cool, je reste cool !  Je n’essaye pas de lui sucer la roue.  La tirade de l’autocariste n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd-dingue.  Je me concentre donc sur mon sujet.  Pas rassuré mais gratifié par de magnifiques échappées sur la Corniche du Jura.

Le Pont de Soubiez

Le Chasseral

Au pont de Soubiez,  je fais le point avant l’assaut de l’épouvantail. Croyez-le ou non, je suis monté aux Enfers en danseuse plus vite que d’autres y descendent !  Sans jamais basculer dans le rouge.  Je n’en reviens toujours pas à l’heure actuelle !  Et là, aux Enfers,  ne loupez pas la promenade privilégiée que constitue le chemin légèrement vallonnée qui va par champs et bois clairsemé aux Pommerats, une localité basée en contrebas de Saignelégier.  Dans le cas contraire, c’est Montfaucon, la paroisse mère des Franches Montagnes, qui vous accueillera 50 mètres plus haut que Les Enfers. Quoi qu’il en soit, Saignelégier n’est jamais bien loin. 

Dernière balade du séjour franc-montagnard. Le Chasseral et les bosses du vallon de St Imier  sont les trois géants du jour à escalader.  Il fait froid au matin.  La bise rugit à frigorifier un ours polaire.

Départ de Saignelégier, le chef-lieu et la principale commune des Franches-Montagnes.  Je chatouille les pédales.  Cette fois-ci Michelin a raison de qualifier le relief de haut plateau d’à peine moutonné.  Ni le Mont Tramelan,  ni le Mont Crosin, reconnaissable de loin à ses éoliennes, n’opposent une résistance significative.  Par contre, qu’est-ce qu’il est agréable de tourner les manivelles dans ce nid de verdure fait de forêts et de pâturages !  Je respire ! J’entame la descente sur St Imier à fond la caisse.  Au moment où le compteur flirte avec les 70km/h, un goupil jaillit hors d’un taillis et se jette sous ma roue directrice qui lui sectionne les derniers crins de la queue.  A un poil près, on se retrouvait côte à côte devant le juge éternel. Le bon dieu des cyclos existe, je l’ai rencontré !

La petite ville de St Imier s’étend tout en longueur de part et d’autre de la route nationale qui la traverse.  C’est le cas de bien d’autres localités du vallon.  Bâtie un rien en surplomb de la Suze, elle s’accroche à l’adret de la Montagne du Droit.  Break sur l’autre versant de la combe, au pied du col des Pontins.  J’en profite pour zieuter une dernière fois la carte.  C’est un parcours réduit à sa plus simple expression.  Aux Pontins, prendre à gauche vers le Chasseral et retour par le même itinéraire.

Le vent glacial qui descend de la montagne me persécute et m’empêche de garder la tête froide.  Rien pour me mettre à l’abri. Pas la moindre bordure.  La forêt n’est d’aucun secours.  Je m’arrête un instant pour souffler à l’entrée d’une propriété.  Je ne me rends même pas compte que je me trouve à moins d’une longueur du col.  Second arrêt au col des Pontins.  Et voilà tout à coup que je me mets à gamberger.  A tergiverser.  A me tâter le pouls, puis le terrain.  Le doute s’installe en moi tant et bien que ma belle détermination disjoncte. J’ai la trouille de finir à pied.   Je sombre dans le défaitisme.  Je renonce au Chasseral !

Pour éviter le discrédit total, il ne me reste plus qu’à poursuivre jusqu’aux Bugnenets, passer le col de Derrière Pertuis, plonger ensuite sur Renan et boucler la ronde à St Imier.  Coup d’œil sur la Michelin, comme parcours il n’y a pas plus simple.  De plus, étant sur le plateau, le relief ne peut être que tout au plus vallonné.  Tel est le cas d’ailleurs.  La route serpente entre les pâturages.  Un premier ensemble de grosses fermes a pour nom La Joux-du-Plâne.  Ensuite, ce sont des grosses bâtisses isolées à l’horizon sous une ligne de crêtes.  L’orientation est tout,  sauf évidente.  La baraka est avec moi.  Je croise le chemin d’un fermier qui connaît les lieux comme sa poche.  Il ne peut pas s’empêcher de faire la moue en voyant mes pneus fins et ajoute que le chemin,  qui descend sur Renan,  n’est pas revêtu et risque d’être de mauvaise viabilité.  Ses tuyaux s’avèreront exacts sur toute la ligne.  Seul et sans carte d’état-major,  il n’y a qu’un pigeon voyageur pour retrouver sans difficulté le vallon de la Suze.

La piste forestière pique du nez sur la combe, raide comme le pignon d’un building.  Déjeuner sur l’herbe à la sortie du bois en face de Renan.  Coup de flotte pour faire passer un ersatz de casse-croûte.  Méfiez-vous de l’eau made in Switzerland.  Elle a une propension à soûler. Comme je me remets en selle, je titube et me voilà projeté par dessus le cintre me crashant deux mètres plus bas sur la dolomie.  Une fois de plus, c’est la hanche gauche qui trinque.  Le méga hématome, c’est pour dans 2  jours.  A cette heure, je me relève sans tarder, traverse les villages de Renan et de Sonvilier pour rejoindre le pied du Mont-Soleil à St Imier. L’ultime col et « Big » de la randonnée.  Un juge de paix qui affiche un triple tir groupé de chevrons réparti sur quelque 3km pour un dénivelé de 470m.  L’ascension se fait à nouveau sous le couvert des arbres.  Elle débouche sur une centrale solaire dominée par une éolienne.  Bon à savoir : « Il est impérieux de suivre le cours naturel du chemin et d’ignorer tout autre indication routière si le cycliste se dirige vers la vallée du Doubs. »  Quant à mes états d’âme au sommet du Mont-Soleil, ils sont teintés d’une pointe de regret.   Ma série de coups de cul pour franchir cette route truffée de barrettes me donne des regrets.  Comme j’ai retrouvé mon coup de pédale, je m’en veux à mort d’avoir céder si lâchement devant le Chasseral.  Je n’ai aucune envie de pavoiser.  C’est un peu la queue entre les jambes que je m’en retourne à Saignelégier.

Dommage, ce flop !  Même le baroud d’honneur du lendemain suivant sur les pentes du Grand Ballon d’Alsace ne pansera jamais le manque d’agressivité dans l’effort dont j’ai fait preuve dans le Chasseral.  Pour un ancien de la vieille garde, il n’y a vraiment pas de quoi être fier !

Une réussite ou un échec tient à peu de chose mais, pour éviter les regrets, il est préférable de se lancer dans l’aventure et puis, si ça coince, jeter l’éponge.  Mais éviter surtout de renoncer avant d’avoir mis la main à la pâte.  Comme quoi, on en apprend tous les jours, même quand on fait partie du club des seniors.

*  Variété de dinosaure particulièrement féroce.

Printemps 2005

 

bruffaertsjo@skynet.be

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