Deux
ans plus tard, j’assume en disant clair et net : «
Quelle connerie d’affirmer une telle ineptie car à
défaut de s’y casser le tronc, plus d’un cycliste y
explosera. » C’est du garanti sur facture, Arthur !
Les pentes, pour s’extraire du lit de la rivière,
sont toutes des raidillons longs de 5 à 6 bornes. Des
grimpettes au pourcentage impressionnant, dignes de
figurer aux côtés des cols de première catégorie. Cyclo
te voilà prévenu, le Haut Doubs ne fait pas de
quartier. A moins que tu fasses comme moi. J’ai
toujours ce qu’il faut sur moi. En effet, ma bécane est
équipée d’un braquet d’asthmatique qui permet de grimper
aux arbres. Fais gaffe ! Il arrive que le Michelin
vert voie rouge en matière de relief. Ainsi, ne le
crois pas aveuglément quand il affirme que les Franches
Montagnes ne sont que des hauts plateaux à peine
moutonnés.
En route ! Objectif : les « Bigs » cols des Franches
Montagnes. Pour entrer dans le vif du sujet, rien de
tel que de faire le ménage devant sa porte. Aussi,
est-ce par le vaste plateau d’altitude de Maîche que
j’amorce la ronde. Le clocher de Damprichard me
rappelle à l’ordre. Les deux doigts de l’horloge
pointent le zénith. Mitan du jour, le Doubs s’arrête.
Achat en vitesse de quelques provisions de bouche et
j’expédie le col de la Vierge. Un sommet idéal pour une
aire de pique-nique. Une madone comme compagne, un
banc, un panorama sur les Franches Montagnes, une
échappée sur le Chasseral et des poubelles à portée de
main. Bref, toutes les commodités en plein air !
Descente sur Charmauvillers où je quitte la route
principale pour une voie communale qui descend en
virolets dans les entrailles du Doubs. Le bitume est
humide et un tapis de mousse envahit la bande roulage.
Mes patins de freins hurlent à mort quoique que je
descende comme une caisse à savon. Bien vite toutefois,
je parviens à toucher le fond du défilé où la
civilisation réapparaît sous forme d’une chapelle et
quelques bâtiments qui forment le hameau du Bief d’Etoz.
Celui-ci tire son nom d’un petit torrent dont la source
est située à Charmauvillers. Avant de se faire
engloutir par le Doubs, ce ruisseau ou « Bief » dévale
la côte à laquelle donnèrent jadis leur nom « Les Toz »
qui sont une espèce de pin gras.
Le
Doubs. Le Pont de la Goule monte la garde entre la
France et la Suisse. D’un côté du pont, ce sont de gros
éboulis de rocher qui captent l’attention des badauds.
De l’autre, c’est le plan d’eau que forme la rivière.
Explication du phénomène : « C’est dans la nuit du 18 au
19 octobre 1356 que se produisit le tremblement de terre
dont l’épicentre était situé à Bâle. Un pan de la
montagne s’effondra jusque dans le lit du Doubs. L’amas
de terre et de rochers créa ainsi une digue qui éleva le
niveau de l’eau pour former un lac, ne laissant qu’un
étroit passage dans lequel le Doubs s’engouffre
actuellement en mugissant. » Le pont de la Goule n’a
pas volé son nom puisque c’est le resserrement des deux
rives du Doubs où le lit de la rivière se fait plus
étroit et prend la forme d’un goulet.
Sitôt sur l’autre berge, j’attaque les premières rampes
qui mènent à Noirmont, une localité qui vit
essentiellement de l’industrie horlogère. Mais, soyons
franc, j’en ai rien à cirer des montres. Je ne suis pas
ici pour ça. Un triplé de doubles chevrons jalonne les
6 à 7 km qui séparent la rivière du village. C’est ça
mon idée fixe devenue une montagne. Or, comme j’ai la
frite, c’est en fumant la pipe que je passe le
raidillon ! Une souricière de montagne, rien d’autre.
Une lieue plus loin, le col de Muriaux est le premier
col suisse d’une longue série que je me propose de
franchir. Il est aussi à la base de mes premiers états
d’âme. J’ai eu beau arpenter la commune dans tous les
recoins, il me faut reconnaître que le col a échappé à
ma sagacité. A moins qu’il ne fût dissimulé entre deux
bouses de vache ! Ne serait-il, comme le prétendu
château de Spiegelberg de la même commune, qu’un
phantasme né de l’imagination des franc-montagnards ?
Allez savoir ! En vérité, il ne fut pas le seul de
cette espèce. Néanmoins, ça reste une maigre
compensation en regard de l’extrême difficulté à hisser
sa carcasse et sa monture hors de la vallée du Doubs.
Saignelégier
Voici
le bourg de Saignelégier. Plus question de lambiner à
cette heure. Il y a encore le frigo à remplir si je ne
tiens pas à faire carême. C’est à tombeau ouvert donc
que je dévale le versant suisse du Doubs pour le vallon
de Goumois. La descente sur la perle du Doubs
franco-suisse, via la corniche, est tout simplement
époustouflante. Trois jours plus tard, ce site me
procurera encore autant de bonheur. En effet ! Car les
jours suivants, je compte remettre ça et bien
davantage.
Le
lendemain matin. Calme plat. Les coqs sont omni
absents. Je jette un coup d’œil entre les battants des
volets. Horreur ! La vallée a disparue. Un brouillard
à couper au couteau enveloppe le paysage. En face du
jardin, les frênes plient l’échine sous la violence du
vent du nord. Refroidi, je me remets au pieu en
attendant des temps meilleurs. Une heure plus tard,
rien de neuf à l’horizon. Il fait super caillant
dehors. Un bon demi centimètre de neige verglacée
tartine les toits des bagnoles. Aussi, est-il
préférable de ne pas dépasser la barre des 1000m ! Il
ne me reste plus qu’à modifier au pied levé le programme
de la journée. La grimpette du Chasseral est remise au
jour suivant. Le parcours du jour s’articulera autour de
la Corniche du Jura et le Clos du Doubs comprenant 11
cols dont 2 repris dans le BIG. Un menu honnête pour un
chasseur de cols recyclé en vélociraptor*.
Je passe sous silence les péripéties de la matinée
glaciale qui m’a vu tourné les manivelles sous une purée
de pois compacte. Une petite erreur d’aiguillage due
aux mauvaises conditions climatiques me fait échouer à
Boécourt, dans la vallée de la Sorne. La fausse
manœuvre se solde par un extra de 350m de dénivelé pour
récupérer l’itinéraire au col de La Caquerelle. Par une
route en ligne droite raide comme une trique. Là, je
prolonge l’ascension par une petite route bucolique
jusqu’au col des Rangiers qui marque la frontière entre
la vallée de Delémont et d’Ajoie. Pas de chance ! Le
restaurant est fermé, je mets aussitôt les bouts pour la
vallée.
Déjeuner sur l’herbe au pied du col de la Croix. Les
lacets facilitent la digestion. Je monte à ma main et
St Ursanne m’accueille les portes grandes ouvertes.
Cette cité médiévale authentique blottie au cœur du Jura
suisse recense une collégiale et un cloître du XIIe
siècle dans ses murs. C’est un haut lieu sur le Doubs
pour les amateurs de vieilles pierres. Le pont, qui
enjambe la rivière avec en son milieu la statue de St
Jean Népomucène, patron des ponts, est un ouvrage d’art
à ne pas louper. En un mot, la réputation de la « Perle
du Jura » n’est plus à faire. Je prends mon pied dans
ce dédale de ruelles médiévales où mes yeux ne suffisent
pas pour tout voir. Tant et bien que je me fourvoie en
filant sur Ocourt. Ce n’est qu’aux abords de la
localité que je me rends compte de ma méprise.
Retour
pour St Ursanne. De loin, les ruines du château se
devinent sur une crête de rochers. Des broussailles en
recouvrent les murailles. St Ursanne n’a pas toujours
été une petite cité endormie au bord du Doubs. Sa place
forte connut des hauts et des bas au cours des siècles
précédents. Ainsi, le sac de la garnison ne put être
évité durant la Guerre de Trente Ans au XVIIe siècle. A
l’époque, la prise de cette ville fut considérée par les
états d’Europe comme une des plus fortes et des plus
importantes de l’époque.
Cette
fois, je suis décidé à garder mes yeux en face des
trous. Il n’y a certainement pas d’autre direction. La
route monte au ciel et… se perd dans un cimetière.
M… ! De retour sur les bords du Doubs, j’avise auprès
d’un autocariste qui me regarde d’un air amusé.
« Sans
blague, vous voulez allez aux Enfers par là ? C’est pas
vrai ! Vous êtes retraité non, car vous n’y êtes pas
encore. Moi, avec le car je vais par l’autoroute.
Sinon je ne suis jamais sûr d’arriver à destination.
D’ailleurs en auto, c’est du pareil au même !»
Merci.
Me voici rasséréné pour la suite des opérations. Et me
voilà tricotant un 30x30 en direction de « Chez le
Baron ». Dur dur ! Un cyclo, un rien moins poussif que
moi, m’aspire et me dépose. Cool, je reste cool ! Je
n’essaye pas de lui sucer la roue. La tirade de
l’autocariste n’est pas tombée dans l’oreille d’un
sourd-dingue. Je me concentre donc sur mon sujet. Pas
rassuré mais gratifié par de magnifiques échappées sur
la Corniche du Jura.
Au pont
de Soubiez, je fais le point avant l’assaut de
l’épouvantail. Croyez-le ou non, je suis monté aux
Enfers en danseuse plus vite que d’autres y
descendent ! Sans jamais basculer dans le rouge. Je
n’en reviens toujours pas à l’heure actuelle ! Et là,
aux Enfers, ne loupez pas la promenade privilégiée que
constitue le chemin légèrement vallonnée qui va par
champs et bois clairsemé aux Pommerats, une localité
basée en contrebas de Saignelégier. Dans le cas
contraire, c’est Montfaucon, la paroisse mère des
Franches Montagnes, qui vous accueillera 50 mètres plus
haut que Les Enfers. Quoi qu’il en soit, Saignelégier
n’est jamais bien loin.
Dernière balade du séjour franc-montagnard. Le Chasseral
et les bosses du vallon de St Imier sont les trois
géants du jour à escalader. Il fait froid au matin. La
bise rugit à frigorifier un ours polaire.
Départ
de Saignelégier, le chef-lieu et la principale commune
des Franches-Montagnes. Je chatouille les pédales.
Cette fois-ci Michelin a raison de qualifier le relief
de haut plateau d’à peine moutonné. Ni le Mont Tramelan,
ni le Mont Crosin, reconnaissable de loin à ses
éoliennes, n’opposent une résistance significative. Par
contre, qu’est-ce qu’il est agréable de tourner les
manivelles dans ce nid de verdure fait de forêts et de
pâturages ! Je respire ! J’entame la descente sur St
Imier à fond la caisse. Au moment où le compteur flirte
avec les 70km/h, un goupil jaillit hors d’un taillis et
se jette sous ma roue directrice qui lui sectionne les
derniers crins de la queue. A un poil près, on se
retrouvait côte à côte devant le juge éternel. Le bon
dieu des cyclos existe, je l’ai rencontré !
La
petite ville de St Imier s’étend tout en longueur de
part et d’autre de la route nationale qui la traverse.
C’est le cas de bien d’autres localités du vallon.
Bâtie un rien en surplomb de la Suze, elle s’accroche à
l’adret de la Montagne du Droit. Break sur l’autre
versant de la combe, au pied du col des Pontins. J’en
profite pour zieuter une dernière fois la carte. C’est
un parcours réduit à sa plus simple expression. Aux
Pontins, prendre à gauche vers le Chasseral et retour
par le même itinéraire.
Le vent
glacial qui descend de la montagne me persécute et
m’empêche de garder la tête froide. Rien pour me mettre
à l’abri. Pas la moindre bordure. La forêt n’est
d’aucun secours. Je m’arrête un instant pour souffler à
l’entrée d’une propriété. Je ne me rends même pas
compte que je me trouve à moins d’une longueur du col.
Second arrêt au col des Pontins. Et voilà tout à coup
que je me mets à gamberger. A tergiverser. A me tâter
le pouls, puis le terrain. Le doute s’installe en moi
tant et bien que ma belle détermination disjoncte. J’ai
la trouille de finir à pied. Je sombre dans le
défaitisme. Je renonce au Chasseral !
Pour
éviter le discrédit total, il ne me reste plus qu’à
poursuivre jusqu’aux Bugnenets, passer le col de
Derrière Pertuis, plonger ensuite sur Renan et boucler
la ronde à St Imier. Coup d’œil sur la Michelin, comme
parcours il n’y a pas plus simple. De plus, étant sur
le plateau, le relief ne peut être que tout au plus
vallonné. Tel est le cas d’ailleurs. La route serpente
entre les pâturages. Un premier ensemble de grosses
fermes a pour nom La Joux-du-Plâne. Ensuite, ce sont
des grosses bâtisses isolées à l’horizon sous une ligne
de crêtes. L’orientation est tout, sauf évidente. La
baraka est avec moi. Je croise le chemin d’un fermier
qui connaît les lieux comme sa poche. Il ne peut pas
s’empêcher de faire la moue en voyant mes pneus fins et
ajoute que le chemin, qui descend sur Renan, n’est pas
revêtu et risque d’être de mauvaise viabilité. Ses
tuyaux s’avèreront exacts sur toute la ligne. Seul et
sans carte d’état-major, il n’y a qu’un pigeon voyageur
pour retrouver sans difficulté le vallon de la Suze.
La
piste forestière pique du nez sur la combe, raide comme
le pignon d’un building. Déjeuner sur l’herbe à la
sortie du bois en face de Renan. Coup de flotte pour
faire passer un ersatz de casse-croûte. Méfiez-vous de
l’eau made in Switzerland. Elle a une propension à
soûler. Comme je me remets en selle, je titube et me
voilà projeté par dessus le cintre me crashant deux
mètres plus bas sur la dolomie. Une fois de plus, c’est
la hanche gauche qui trinque. Le méga hématome, c’est
pour dans 2 jours. A cette heure, je me relève sans
tarder, traverse les villages de Renan et de Sonvilier
pour rejoindre le pied du Mont-Soleil à St Imier.
L’ultime col et « Big » de la randonnée. Un juge de
paix qui affiche un triple tir groupé de chevrons
réparti sur quelque 3km pour un dénivelé de 470m.
L’ascension se fait à nouveau sous le couvert des
arbres. Elle débouche sur une centrale solaire dominée
par une éolienne. Bon à savoir : « Il est impérieux de
suivre le cours naturel du chemin et d’ignorer tout
autre indication routière si le cycliste se dirige vers
la vallée du Doubs. » Quant à mes états d’âme au sommet
du Mont-Soleil, ils sont teintés d’une pointe de
regret. Ma série de coups de cul pour franchir cette
route truffée de barrettes me donne des regrets. Comme
j’ai retrouvé mon coup de pédale, je m’en veux à mort
d’avoir céder si lâchement devant le Chasseral. Je n’ai
aucune envie de pavoiser. C’est un peu la queue entre
les jambes que je m’en retourne à Saignelégier.
Dommage, ce flop ! Même le baroud d’honneur du
lendemain suivant sur les pentes du Grand Ballon
d’Alsace ne pansera jamais le manque d’agressivité dans
l’effort dont j’ai fait preuve dans le Chasseral. Pour
un ancien de la vieille garde, il n’y a vraiment pas de
quoi être fier !
Une
réussite ou un échec tient à peu de chose mais, pour
éviter les regrets, il est préférable de se lancer dans
l’aventure et puis, si ça coince, jeter l’éponge. Mais
éviter surtout de renoncer avant d’avoir mis la main à
la pâte. Comme quoi, on en apprend tous les jours, même
quand on fait partie du club des seniors.
*
Variété de dinosaure particulièrement féroce.
Printemps 2005