Quand je tourne carré et que je
pédale en travers
Je profite de la pampa pour me mettre la tête à l’envers
Souvent il en sort une bafouille anodine de vélo aérien
Mais ici pour une fois place à un délire baudelairien
Une sacrée chimère
Voilà
bien longtemps déjà…
Sous un grand ciel gris, dans une vallée sans fin, sur une
piste cendrée en site propre,je rencontrai un cycliste qui
roulait courbé.
Il portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde que
tout un peloton tétanisé,scotché au tarmac.
Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte ;
au contraire, elle enveloppait et opprimait l’homme de ses
muscles élastiques et puissants ; elle s’agrafait avec ses
deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ;
et sa tête fabuleuse surmontait le front du cycliste, comme
un de ces casques horribles par lesquels les anciens
guerriers espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi.
Je le questionnai et lui demandai où il allait ainsi.
Il me répondit qu’il n’en savait rien ; mais qu’évidemment
il allait quelque part,
puisqu’il était poussé par un indicible besoin de pédaler.
Chose curieuse à noter : ce randonneur n’avait pas l’air
irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à
son dos ;
on eût dit qu’il la considérait comme faisant partie de
lui.
Ce visage fatigué et sérieux ne témoignait d’aucun
désespoir ;
sous la coupole spleenétique du ciel,
les roues plongées dans la poussière d’un sol aussi désolé
que le ciel,
il moulinait avec la physionomie d’un homme libre, le cœur
heureux, la pédale légère.
Et il passa à côté de moi et s’enfonça dans l’atmosphère de
l’horizon,
à l’endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à
la curiosité du regard humain.
Et pendant quelques instants je m’obstinai à vouloir
comprendre ce mystère ;
mais, bientôt, grâce à une roue de fortune, la lumière se
fit et je n’en fus pas plus affecté que ne l’était le
cycliste accablé de son écrasante Chimère.
Je venais de découvrir l’art du cyclotourisme.
J.BRUFFAERTS
bruffaertsjo@skynet.be
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