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Les chansons de geste se vivent,
les anecdotes s’écrivent,
les souvenirs survivent !
Suite de l’odyssée de l’Assietta
… … … Une heure plus tard, je me
présente, le ventre creux et la mine défaite pour un
contrôle médical aux urgences de « l’Ospedale ». Simplement
pour un examen sommaire car je me méfie du contrecoup qui
pourrait me clouer au lit le lendemain matin. On dirait que
ma bécane connaît le chemin par cœur puisqu’elle rentre dans
l’établissement comme un pigeon dans son pigeonnier.
A quoi ressemble l’hosto ? J’en sais trop rien. Par
contre, un nuage d'acide phénique me saoule dans le sas
d'arrivée des urgences. « Avanti », le cirque peut
commencer !
Intervention instantanée du « medico » de garde. C’est avec
beaucoup de précautions que j’enlève moi-même mes loques.
Coup de tampon imbibé de teinture d’iode sur mes
ecchymoses. Ensuite, on m’expédie à la radiologie. Le
toubib n’en a rien à cirer que je sois dans le cirage !
J’entends qu’il ergote sur mon admission. Le « straniero »
est-il seulement solvable ? Est-il assuré ? Les questions
restent ouvertes mais, en fin de compte, il finit par
s’exécuter. A contrecœur. Les radios, qui sont prises au
compte-gouttes, durent une éternité avant de livrer leur
verdict. La moutarde me monte au nez car cette lenteur ne
fait pas mon affaire. Le temps passe et, à ce train, je
risque de ne plus trouver une chambre d’hôtel en ville.
J'enguirlande le brancardier, qui lui tout en restant
impassible, me fait comprendre que je ne dois pas m’exciter
pour si peu. En effet ! Finito la randonnée ! Interdiction
formelle de bouger. Je suis bon pour l’incarcération à
l’orthopédie. Le service des fêlés et des déboîtés.
Pourtant, malgré mon état, je me monte le bourrichon et je
me persuade que ce n'est qu'un mauvais moment à passer.
L’infirmière me colle au lit tambour battant avec mes
fringues crado. En attendant de me transférer à
l’hôpital de Susa ou bien à celui de Gap.
Suis-je persona non grata ?
Quelle idée ! Au contraire, je suis un grand gâté de m'être
crashé chez les amis transalpins !
Une bonne âme fourre ma « bique » dans un gourbi qui fait
office de débarras. Quant à moi, je suis pris en charge par
une aide-soignante qui me véhicule jusqu’à l’étage des
éclopés. Là, je m’en vais rejoindre un revenant tout de
blanc vêtu, de la tête à la ceinture (impossible de zieuter
plus bas), qui, m’ayant devancé de quelques instants dans
la chambre, a installé ses quartiers près de la fenêtre avec
vue sur la montagne. A moi de me contenter d'un strapontin
dans la chambre. Sa tête emmaillotée de pansements ne le
handicape pas dans son laïus qu’il débite comme une
mitraillette. Une dame assise à son chevet l’écoute
religieusement. Toutes les demi-heures, elle réajuste
oreiller et polochon et lève le drap pour contrôler un truc
mystérieux du "Bill" qui répond au petit nom de Max.
Qu’y a-t-il de si fascinant là-dessous ?
Comme séparation entre nos lits, il n’y a qu’un plumard
inoccupé. Rideau de séparation et paravent sont des
accessoires qui n’ont pas encore fait leur apparition dans
les usages de l’hôpital. En toute sincérité, cette
pratique ne me choquait pas outre mesure.
C’est vrai qu’au bout de quarante années de pratique de
sports populaires, les fesses à l’air dans les douches en
commun ne font plus figure de scoop. Donc, pas de quoi
faire un foin jusqu’à ma première envie d’un petit pipi.
Deux minables gouttes ! Un pipi de fourmi puisque je
n’avais pratiquement rien absorbé de toute la journée.
Entre-temps, le père et une tante sont venus compléter la
cour de Max. Le caquetage en explose de plus belle.
J’actionne le grelot électrique, un accessoire
universellement connu de tous les grabataires, le même que
l’on retrouve dans tous les hostos du monde.
Commence alors la guerre des nerfs. L’infirmière, une
midinette locale tout sourire, me donne un fidèle aperçu de
ce qui m’attend les prochains jours. Elle ne cause que
l’italien, et encore c’est du jargon piémontais. Pas un mot
de français, ni une bribe d’allemand. Son anglais plafonne
à un « I love you ». Quant au joli patois de ma mémé, c’en
est trop demandé ! Pour ma part, je croyais maîtriser
quelques mots passe-partout de la langue de Dante.
Bernique ! A moins que toute ma science ait été paumée
dans le puits de l’Assietta. Heureusement, il y a des mots
qui sont universels ! Et, grâce à Dieu, pipi en est un.
Donc, pas de problème, la jeune fille va me chercher un « papagallo»
en plastoche. Avant de passer à l’acte de bienfaisance, je
suis néanmoins contraint à me plier à des grandes manœuvres
sous le blanc couvert. N’oubliez pas que l’on m’a fourré au
pieu sans me déshabiller. Sans tambour ni trompettes. En
cuissard et sans me débarbouiller. Sans piper un mot. Il
va de soi que mon tout premier soin soit de retirer ma
culotte de jersey. Aussi ne me reste-t-il plus qu’à me
tortiller comme une anguille alors que, deux lits plus loin,
la petite communauté papote à qui mieux mieux sans prêter
attention à mes contorsions burlesques.
Ouf ! Voilà mes bijoux de famille enfin libérés de leur
enveloppe acrylique et, pliant mon genou en équerre, je
plonge la bouteille entre le gras de mes cuisses (le reste
n’étant que muscle labellisé !). Je me concentre et tente
de me soulager au rythme du bla-bla voisin.
M… ça ne vient plus ! Je bats le rappel de mes classiques.
Chimay, Westmalle, Rochefort, Achouffe, Maredsous, Brigand,
Duvel et même Orval, que dalle ! La gamme s’enrichira tant
que je prendrai de la bouteille !
J’ai beau passer en revue toutes les fantaisies brassicoles
de ma belgitude, le robinet ne débite pas la moindre goutte
alors qu’à côté l’intendance de Max tient un véritable
conciliabule. Situation angoissante ! A ce qu'il paraît,
la sonde ce n'est pas du gâteau !
Cet exercice de style ne sera que le premier d’une longue
série. Notez qu’au bout d’un certain temps, on s’habitue de
faire comme à la cour du Roi Soleil et on compose comme un
jeune dieu avec les éléments extérieurs. Avec un peu
d’entraînement, tout est réalisable ! Même un jet
supersonique à côté de la cible !
Les heures se traînent à mourir. La « famiglia » de Max ne
désemplit pas la chambre. Tous, sans exception aucune,
lèvent un coin de la toile blanche pour contempler les
dessous de l’ami Max. Dingue ! Dingue ! Dingue ! Je râle
sec. Cette huitième merveille, je ne la connaîtrai jamais
puisque je ne serai jamais invité à y jeter un coup d’œil.
En ce moment-là de ce jeudi noir, je caresse encore le fol
espoir (incroyable mais vrai !) que le corps médical me
relâchera dans peu de temps. Complètement marteau le mec,
me direz-vous! A vous de juger !
Mais il est temps de penser aux choses sérieuses. L’heure
est venue de donner un coup de fil à la bergère. A
Bruxelles. Elle ne s’y attend pas puisque tout baignait
hier et nous avions convenu de reprendre contact qu’à mon
retour en France.
Un coup d’œil circulaire me confirme qu’il n’y a pas de
téléphone dans le dortoir. Pour la seconde fois depuis mon
admission à l’hosto, j’ai recours à la poire
casse-couilles, celle qui met le personnel hospitalier de si
bonne humeur. Je lui fais part de mon envie de
téléphoner.
« Telefono, prego ! »
L’infirmière libère le frein du lit et me déménage avec la
dextérité d’un jockey qui monte pour la première fois de sa
vie un dinosaure dans un grand prix de steeple-chase. Elle
chaloupe le lit avec poigne, tant et si bien que lorsque
nous parvenons à la réception, où se niche l’unique poste de
téléphone de l’étage, j’en suis tout retourné. Une cure
dans un shaker eût été plus reposante. Il est assuré que
cette formule de sport en chambre ne parviendra jamais à
concurrencer celle qui a acquis ses lettres de noblesse
depuis des millénaires.
Les badauds et les visiteurs sont assis en rang d’oignons
face à la cahute de la réceptionniste. La téléphoniste me
passe le cornet. Tous les regards se braquent sur moi.
Premier appel : chou blanc. J’ai oublié dans la mêlée que
ma tendre épouse se défoule au resto en présence de notre
héritier. Second appel chez les beaux-parents. Brève mise au
courant de la situation en attendant que la maîtresse de
céans réintègre le domicile conjugal.
Comme je saute sans transition du coq français à l'âne
flamand, mon baragouinage pique la curiosité de l’assemblée
qui n’est pas habituée à assister en direct à un monologue
bilingue, quelque peu surréaliste, à la belge… Chaque coup
de fil, et il y en eut beaucoup, apportera donc un peu de
distraction aux poireaux de la salle d’attente. Mais
revenons au direct ! Au digestif de mon épouse.
A peine Nadia sort-elle de la voiture de Frédéric qu’une
voix menue jaillit des hauteurs du building « La Grèce ».
« Rien de grave ! José a été admis à l’hôpital, il est
immobilisé » clame ma belle-mère en pleine nuit du haut de
son septième étage.
Nadia ne cède pas à la panique. Comme il est de toute façon
trop tard pour entreprendre quoi que ce soit, elle remet au
lendemain la traque aux informations.
Quant à moi, pour le retour en chambre, on m’avait gratifié
d’un transport rocambolesque en tous points identiques au
trajet « aller ». Y avait de quoi en avoir le cœur
chaviré !
Repas du soir. Max et les siens assistent à l’énième
palabre de la journée. L’aide-soignante débite le menu du
soir sans le moindre commentaire. Le charabia, qui
ressemble à du petit nègre, a pour effet de me déprimer un
peu plus davantage. Or, si la brave fille avait eu un rien
de jugeote, il lui eût suffit de joindre le geste à la
parole et j’aurais immédiatement compris par exemple qu’une
« melle » était une pomme. Enfin ! N’est pas pomme qui veut
puisque deux jours plus tard, alors que j’avais réclamé du
fromage pour le repas du soir, la miss de service m’apporta
une demi-boule de « mozzarella » nature avec un croûton de
pain et une goutte de caoua. Pouah ! Enfin, on dit que tout
fromage est sain, qui vient de chiche main !
La nuit tombe. Les parents de Max ne décollent pas de son
chevet. Dans le couloir, les éclopés et les visiteurs
continuent à déambuler sans arrêt comme un quatorze juillet
sur les Champs Elysées. A croire qu’ils ne se reposent
jamais, ces gens-là ! La téloche de la chambre voisine
n’arrête pas de vociférer à l’envi. Bref, j’ai l’impression
que personne ne roupille dans l'hôpital.
Enfin ! Le père se décide à rentrer à la maison. La maman,
par contre, ne décolle pas de son observatoire. Après
avoir entrebâillé la porte de la chambre, elle se glisse
subrepticement dans la ruelle centrale et squatte le lit
central, ne fermant qu’un œil, prête à intervenir au
moindre soupir du fiston.
Le lendemain matin. Le père de Max se pointe à l’hosto à
la pique du jour. Il relaye sa moitié qui aspire à un brin
de toilette et quelques heures de sommeil. Les ablutions
matinales de Max par les soins de son père rappellent à mon
bon souvenir que, moi non plus, je ne respire pas la rose.
La dernière savonnée remonte à trente six heures. Il est
temps donc que je me débarbouille les membres, la figure et
surtout l’entrejambe. Une barbe poivre et sel me donne un
look patibulaire. Quant aux odeurs intimes, un peu de
déodorant ne serait pas du luxe. Sans être un assidu de
l’eau de Javel, il était temps de récurer la crasse
accumulée des derniers jours.
Donc, comme je ne dispose pas d’un factotum qui soit attaché
à ma petite personne, je me résous à appeler une
infirmière. Mon galimatias finit par porter ses fruits car
je reçois une petite cuvette avec un peu d’eau mélangée d’un
soupçon de désinfectant et un carré lavette.
Quant à la séance de rasage, c’est pas de la tarte !
S’enduire le visage de crème à raser, et le faire sans
miroir, n’est déjà pas la manière la plus orthodoxe pour
obtenir un minois glabre et poupin. En outre, tenir d’une
main la cuvette en équilibre sur la poitrine et de l’autre
manier tant bien que mal le rabot à l’aveuglette est un
exercice qui relève de la haute voltige.
Ensuite, un coup de peigne à la sauvette redonne à mon
physique un peu de sa superbe. Enfin ! Ça, je le supposais.
Quand on est grabataire, ce rituel aide à tuer le temps
mais, dans mon cas, j’ai été bien inspiré de ne pas lambiner
parce que les premiers visiteurs se présentent déjà au
portillon. Pour mémoire : même certaines scènes intimes se
donnent en spectacle au public de la chambre. Aussi
n’est-il pas étonnant que les pochettes « Refresh », un don
précieux de Dominique, aient été utilisées tout au long de
mon immobilisation à telle enseigne que leur odeur est
parvenue à me soulever le cœur en fin de séjour. Quinze
jours après l’embardée, les relents de ces parfums de
synthèse empestaient encore mes exhalations corporelles.
Pour dire combien l’odeur tenait à ma petite personne !
Je suppose que le père de Max avait sonné le rappel des
frères et sœurs. L’oncle et la tante déboulent dans la
pièce comme en terrain conquis.
« Buon giorno » lancent-ils à la cantonade et ils se
précipitent aussitôt chez mon voisin. Au préalable, petit
bisou en vitesse, avant de fourrer le nez sous les draps de
Max. Ensuite, feu vert pour le « fresh cancan ».
Le carrousel du caquetage ronronne à plein tube.
Entre-temps, d’autres connaissances se bousculent au
portillon pour lorgner le truc merveilleux de l’ami Max.
Cette situation me frustre d’autant plus que tout espoir
m’est interdit d’aller zieuter un jour. Ça, je l’ai déjà
dit !
Et voilà que, contre toute attente, se présente une jolie
call-girl à mon chevet. En tailleur très élégant qui ne
transpire en rien l’hôpital. Bref, le mannequin idéal pour
une cure de rajeunissement ! Elle me tient sous le feu de
ses prunelles mais la barrière linguistique empoisonne la
communication. Elle passe toujours aussi mal. De son
baratin, il me semble néanmoins comprendre qu’elle propose
de m’aider, de m’assister dans les petits mouvements anodins
qui sont pénibles à exécuter. En effet ! Il faut savoir
que dans mon « cinq étoiles », ce sont les parents ou les
connaissances qui s’occupent de donner à manger, de laver,
de décrotter, de border, de consoler, de déshabiller et de
changer les malades. Et surtout de vider et de rincer le « papagallo ».
En un mot, le personnel hospitalier n’exécute que les actes
médicaux.
La proposition de la jeune fille paraît donc flatteuse et
intéressante. C’est un dépannage de luxe. Pour
comprendre, il faut avoir été grabataire. Un exemple.
Comme tambouille, le menu du midi comportait un potage,
servi dans une assiette horriblement creuse, suivi d’une
pièce de viande. A moins de disposer de couverts magiques,
je défie qui que ce soit de boire sa soupe et de couper son
beefsteak dans la position horizontale. En plus, bonjour la
débrouille quand c’est une semelle. Quant au pilier de
bistrot, il est à plaindre !Le chalumeau et le canard ne
sont pas repris dans les commodités mises à la disposition
des patients. Pour ma part, ayant gardé mon bidon à portée
de main, je me suis amusé à biberonner à longueur de
journée. Eh ! Eh ! Un poivrot trouve la parade à toutes
les situations. A vrai dire, les parents de Max m’avaient
procuré un morceau de « tubing ». Hélas, paumé deux jours
plus tard !
Voilà le pourquoi de la divine apparition !
Cependant, malgré une débrouille plus que précaire, je
refuse l’offre alléchante de la miss de me voir honorer de
ses bontés. Est-ce une aide bénévole ou des services qui me
seront portés en compte en fin d’hospitalisation ? Or, je
caresse encore l’espoir de quitter l’établissement sur mes
deux quilles. Pas question donc de dépenser mon pécule
d’une manière inconsidérée car j’en aurai bien besoin au
moment de régler les frais de l’hospitalisation.
J’ai raté mon coup ! La parcimonie ne m’a pas porté
bonheur. Je ne reverrai plus jamais cette créature de
rêve. Comme toujours, quand une bonne occase se présente,
je passe à côté de la montre en or !
Un jupon en chasse un autre. Aussi, la sauterelle
s’est-elle à peine éclipsée, que deux infirmières
surgissent dans la chambre poussant un lit mobile sur
roulettes.
Telefono – Brousselles ! me lance l’une d’elles.
En l’espace d’une seconde, elles me transfèrent d’un lit à
l’autre et me véhiculent jusqu’à la centrale téléphonique de
la réception. Scénario identique à la veille. Le public
est toujours aussi fidèle au poste. Pour peu, il ne ferait
le déplacement que pour ça ! Ce n’est pas tous les jours
que les poireaux de la salle d’attente ont la chance
d’assister à une représentation gratuite du Grand Guignol !
A l’autre bout du fil, c’est « madame la colonelle » qui
vient aux nouvelles et qui m’affranchit. Elle m’apprend
qu’elle a mis l’assurance et la caisse de sécurité sociale
au parfum. Ils ont déclenché le plan catastrophe pour un
rapatriement éventuel. L’Esculape de l’assurance s’est
enquis de mon état auprès des autorités locales. Le
verdict tombe comme un couperet : triple fracture des
côtes, tassement précaire d’une vertèbre lombaire, légère
commotion et diverses luxations. Cassé, craquelé, fêlé, mon
sort est fixé ! Le port du corset est incontournable.
Cette fois-ci, le peu d’espoir qui me restait de reprendre
la route s’envole pour de bon. Je suis arrivé au terminus.
Ma tronche s’allonge. Colle dell Agnello, Sommet Bucher,
Valbelle et Parpaillon passent irrémédiablement à la trappe
de mes prouesses. Remis à la saint glin-glin, pire jetés
aux oubliettes.
Trois siècles après l’Homme au Masque de Fer, me
voilà aussi hébergé en résidence assignée dans la cité de
Pignerol qui a été rebaptisée Pinerolo. Certainement dans
des conditions moins confortables que mon illustre
prédécesseur. Sans téloche, ni radio. Sans journal, ni
revue. Sans pinard, ni bibine. Sans régulière, ni
soubrette. Mon calvaire se poursuit !
Les visiteurs défilent sans interruption, encore et toujours,
dans la chambre. Pas une petite minute de répit jusqu’à la
grande lessive de la fin de matinée.
Deux infirmières débarquent dans la chambre équipée d’une
batterie de cuisine hétéroclite qui ferait la nique à la
corporation de la grande chaudronnerie. Vouloir ou pas, je suis contraint et forcé de
me soumettre à l’opération « vidange ». Max est logé à la
même enseigne. Allons-nous chanter en cœur ? O gué ! O
gué !
Le premier soin des filles est de mettre tous les visiteurs
à la porte. Ouf ! J’apprécie l’initiative. Ça soulage
aussi, car déféquer devant un parterre de spectateurs, c’est
juste bon pour attraper une occlusion intestinale pour le
restant de sa vie.
Enfin ! Seul à deux !
Venons-en maintenant à la technique du lavement appliquée
dans l’hosto. Ici, on fait toujours confiance à la bonne
méthode ancestrale. Celle qui a fait ses preuves en toutes
circonstances. Sous toutes les latitudes. Pour toutes les
communautés. Les blancs, les noirs, les cafés au lait, les
neutres et même les albinos.
Le patient prend la position gynécologique.
L’aide-soignante glisse alors une cuvette sous
l’arrière-train du malade avant de lui injecter, à l’aide
d’une poire d’angoisse, un litre de flotte savonnée dans le
troufignon. La cage aux folles pour les affranchis, affidés
et zélateurs. Au geste, elle lui enjoint de serrer les
fesses le plus longtemps possible. La débâcle terminée
(opération radicale de très courte durée), le personnel
soignant le laisse souffler quelques minutes pour qu'il
récupère de ses efforts. Dans la position initiale. Là,
il y a intérêt de ne pas trop gigoter sans quoi, bonjour les
dégâts ! L’étape suivante varie en fonction de l’humeur de
l’infirmière. Elle lui torche grossièrement le croupion ou
le grabataire reste dans l’état dans lequel il se trouve.
Autre temps, autres moeurs !
A mon avis, c’est en fonction de la tronche de l’éclopé.
Comme je suis un grand gâté, j’ai eu droit aux deux
méthodes. Ensuite, l’immaculée conception de service lève
le voile et, à l’aide d’une bouilloire, arrose d’une eau
tiède les bijoux de famille du patient. Ça ne la passionne
guère la rosière, car ses yeux ne suivent que distraitement le
cours de la cascatelle. Le spectacle ne lui fait pas venir
l’eau à la bouche. A moi, elle m’a toisé mes joyaux avec
commisération comme si c’était du toc. Une attention
pareille, ça fait plaisir, n'est-ce pas ! Ensuite, elle
s’empresse de retirer la cuvette et rabat aussitôt le drap
inférieur de part et d’autre du grabataire en tamponnant
d’une main légère la partie humectée. Elle s’en va vider
les déjections puis, quelques instants plus tard, elle
change le drap souillé. La délicate entreprise est réussie
et le patient respire la rose jusqu’à l’opération suivante.
Heureux qu’il est avec ça, l’horizontal !
C’est un retour en arrière on ne peut plus instructif, que
celui qui veut remonter la machine du temps doit absolument
expérimenter.
" La romance du 14 juillet"
à l'italienne
Comme le va-et-vient dans la chambre ne s’est jamais arrêté,
mon canal du tout-à-l’égout s’obstrua malencontreusement et
je fus contraint de faire appel, à contrecœur, à une
aide-soignante qui, pour remédier au dysfonctionnement de
mes tripes utilisa une seconde fois la bonne vieille méthode
ancestrale. Résultat des courses : une colite nerveuse me
rappela à son bon souvenir. Tout au long de mon séjour à
Pinerolo, les crampes me feront souffrir davantage que les
fractures.
Mais n’anticipons pas.
Un coup de fil de cousin André électrocute la léthargie dans
laquelle j’avais sombré depuis l’annonce de ma réclusion
définitive. Ce réveil brutal, je le dois plus exactement à
la blouse blanche qui surgit dans la chambre comme une furie
pour annoncer le coup de téléphone. Ça n’amuse plus le
personnel hospitalier quand la communication vient de
Bruxelles. Il en a ras le bol de déménager systématiquement
mon lit. Il est vrai que plusieurs coups de téléphone
successifs ont coupé le charme du vaudeville. On m’enlève
maintenant, sans ménagement, bombardé de reproches qui me
donnent le bourdon. Tant et si bien que lorsque mon
correspondant a raccroché, il me faut attendre une
éternité, le cornet en main, avant qu’une bonne âme se
présente pour m’en délester. En fait, c’est la méthode la
plus efficace pour me dissuader de téléphoner moi-même.
Samedi. Sortie exclue. La direction de l’établissement
interdit tous les quartiers libres, le mien à plus forte
raison. La longue attente commence. Pas de rapatriement
avant le début de la semaine suivante. En effet, il est
indispensable, paraît-il, qu’un dos crashé doive rester
trois jours au moins allongé sans intervention médicale. La
raison ? Contrôle de l’évolution de la colonne vertébrale.
Vérifier si elle ne suinte pas ! Tenterait-on de me faire
avaler une couleuvre, je n’en serais pas surpris. Depuis
que l’hosto a pris connaissance de ma solvabilité, mon
transfert vers un autre asile pour éclopés n’est plus à
l’ordre du jour. Au contraire, puisque je suis un péquenot
qui est en transit, c’est plutôt un bon placement pour la
direction. Depuis mon admission dans le centre de
revalidation, les seules interventions médicales se sont
résumées à une auscultation sommaire, quelques radios, la
séance du lavement et le soir, un coup d’aiguillon dans la
bedaine pour activer la circulation du sang. Pas de prise
de sang, ni d’analyse d’urine. La bonne volonté y était
pour cette dernière mais l’infirmière n’est jamais venue
rechercher le pot de chambre ! Comme toujours, je n’ai pas
voulu déroger à ma maladresse maladive. Aussi le
thermomètre est-il valsé à terre ! A l’heure actuelle, le
mercure roule sans doute encore sous le lit !
On fait la file devant la porte pour venir admirer le
machin-truc de Max. Les copains et les copines de classe
rappliquent en force. Tous les teen-agers de Pinerolo
défilent à grand renfort. Ça rit, ça chahute, ça déménage,
les pipelettes cacardent les banalités du jour. Ma
situation s’est considérablement fragilisée depuis la
veille. Je cafarde à plein tube ! Or, comme je ne pige
pas un mot de ce que les voisins pipent, mon seul refuge
c'est de promener le bic à fleur de papier. Je refais
mentalement le chemin à l’envers jusqu’à Gap notant les
événements au fil des heures. Deux observations non
négligeables ! Le trajet est moins fatigant comme ça
qu'installé sur une selle. Il y a un autre
avantage, ça va beaucoup, beaucoup plus vite !
Tout à coup, il me vient à l’idée que c’est aujourd’hui que
devait avoir lieu la jonction avec mon ami Dominique à
Ville-Vieille dans le Queyras. Une flopée de questions se
bouscule dans les coins obscurs de ma caboche. Où se
trouve-t-il en ce moment ? Est-il seul ou en famille ?
A-t-il des nouvelles de « madame la colonelle » ? Sait-il
ce qui s’est passé ? Un coup de fil de Nadia met fin à
toutes ces incertitudes. Je me sens plus léger.
Quant aux parents de Max, ils me témoignent de plus en plus
de sympathie.
Nous lions timidement connaissance et ils comprennent mon
isolement. Plus tard même, en voyant le manège insolite
des filles de salle à l’occasion du « phone time », ils
décideront de mettre leur téléphone cellulaire à ma
disposition… mais… ça, ils ne le feront qu’après quatre
jours d’internement.
Alors que je suis en plein turbin à noter mes impressions,
un « dottore » entre en grande pompe dans la chambre avec
une cour d’esculapes à sa traîne. C’est le week-end, le « direttore »
fait la tournée de ses administrés. Faut pas exagérer, je
ne suis pas tombé chez des sauvages !
« E allora ? » fait-il sur un ton qui me déplaît
profondément.
Je lui adresse un piteux sourire que n’aurait pas désavoué
le dernier des moribonds. Je tiens ma langue en bride, bien
décidé à ne pas péter un traître mot. Contrarié, je tire
la gueule ; merdeux, je fais la sourde oreille ! M… je
cause français et rien d’autre ! Et si ça ne plaît pas,
tant pis c’est le même prix !
« Problemi respiratori ? » insiste le vénérable praticien en
arrondissant sa bouche en bonbon sucré.
Le père de Max s’interpose, avec beaucoup de diplomatie,
auprès du professeur qui ignore tout de ma déroute
transalpine. Il ne lui faut pas plus de deux mots pour
exposer mon cas. Le maître se tourne vers moi les bras
ouverts comme le Christ à sa belle époque. Celle quand il
fit un carton à l’occasion de la multiplication des pains.
Le patriarche lance d’un large sourire :
« Mais pourquoi donc êtes-vous tombé chez nous, en Italie,
et pas de l’autre côté en France ? » sort-il tout à trac
dans un Molière impeccable.
J’en ai le bec cloué, pareil à deux secondes plus tôt. Sa
boutade me crucifie. Par contre même si je n’ai pas envie de
lui chanter pouilles, mes neurones n’en tournent pas moins à
plein rendement. Comme cette éminence condescendante n’en a
rien à cirer de ma condition, ça, je vous fous mon
billet, moi non plus et je ne lui fais pas des ronds de
jambe pour me rendre agréable. Je n’ai pas envie d’être
complaisant, il n’a pas droit à mes états d’âme. Ma tronche
expressive met les pendules à l’heure. Il n’apprécie pas
mon manque d’humour et remet son auscultation à la semaine
des quatre jeudis. Tant pis pour moi si ma colonne
vertébrale suinte ! Au suivant !
Aussi sans demander son reste déménage-t-il son embonpoint
en compagnie de ses lèche-bottes, deux lits plus loin chez
l’ami Max. Sur un ton ampoulé, le patron commente la fiche
de lit, jette, lui aussi, ses mirettes sous le drap, du
regard demande l’approbation de ses carabins qui acquiescent
comme un seul homme, rassure les parents et, tel un coq, du
haut de son tas de fumier sonne le départ de sa basse-cour
pour la chambrée suivante. Merci de votre visite,
monsignore !
J’en suis toujours au point mort ! Je râle à en crever
quand je pense qu’il me faudra passer toutes mes vacances
dans ce purgatoire. Voilà du grain à moudre pour
ruminer tant qu’on veut !
Avant l’invasion du staff médical, je
rabâchais mes sempiternelles salades. Maintenant, après cet
intermède foireux, je sombre carrément dans un état second
proche d’une descente aux Enfers.
Les hommes en blanc m’ont pompé le peu d’oxygène qui me
restait. Il ne me reste plus qu’à me réfugier dans les
vastes horizons de la thébaïde.
A l’instant même où je m’abîme dans un état de non-retour,
voilà qu’une silhouette familière faufile discrètement sa
tête dans l’ouverture de la porte. Je n’en crois pas mes
yeux ! Est-ce un mirage ? Impossible, je ne surfe pas
encore sur le lac du désert, à ce que je sache !
Dominique, toi ici ? C’est pas possible ! Comment es-tu
ici alors qu’en principe nous avions convenu de nous
rencontrer dans le Queyras ?
Et Dominique de me raconter par le menu les différentes
péripéties depuis le dernier black jeudi.
Sa présence me fait non seulement plaisir mais en plus, elle
va me supprimer quelques soucis qui commencent à miner mon
mental.
Deux ou trois petites choses me rongent les sangs. Primo,
qu’est devenue la bécane ? Est-elle encore entreposée dans
le réduit à côté des urgences ? Est-elle encore entière ?
Grâce à son esprit pratique, Dominique retrouve mon clou,
le réquisitionne et le charge dans sa tire. D’autre part,
comme l’hosto m’a ouvert une ligne de crédit, il est
superflu de gérer plus longtemps ma tirelire sous
l’oreiller. J’en profite donc pour lui remettre tout mon
flouze.
Dernier point et non des moindres est la mise au point des
modalités de récupération de mon véhicule qui a été confié
à des parents à Gap.
Petite observation d’une importance capitale. Pour noyer ma
détresse, mon bon samaritain a poussé la prévenance jusqu’à
m’apporter un tome des « Fortune de France » et une
sextuplette de « Pelforth ». Des brunettes onctueuses
qu’on ne trouve pratiquement que sur le territoire de la
douce France. Un trésor inestimable pour un grabataire
qui est condamné à l’eau plate. C’est une attention que je
ne suis pas prêt d’oublier !
Hélas, mes ennuis de tuyauterie m’empêchent de rendre
hommage aux aguichantes brunettes. Les liquides ne passent
plus qu’au compte-gouttes tout comme le pipi d’ailleurs,
malgré le robinet du lavabo qui coule en permanence dans la
chambrette. Paraît que l’eau vive, ça donne des idées ?
Or, comme ni Max ni moi n’avions envie de subir le supplice
de la sonde, nous concentrions en permanence notre énergie
sur le filet d’eau. Méthode pas très efficace, à mon humble
avis ! Y a encore des progrès à faire de ce côté-là !
S’éterniser à mon chevet est une fantaisie auquel mon bon
saint-Bernard n’a pas droit. Normal et légitime puisque
toute sa smala l’attend en France de l’autre côté de la
montagne. Sa visite est déjà un cadeau au-delà de mes
espérances. Je réintègre le « Pays du Sourire » ! Je me
conforme à dialoguer avec mes voisins
transalpins. Quelques mots et pas plus, faut pas rêver !
Il ne faut pas me faire dire ce que je n’ai pas dit ! Je ne
suis pas monté en chaire de vérité pour débiter une oraison
guillerette.
Et encore et toujours, les pèlerins qui viennent faire leurs
dévotions à Max !
Dimanche, le jour du Seigneur. Petit déjeuner. L’hôpital ne
fait pas une distribution d’hosties. Pourtant, il eût mieux
valu brûler un cierge que de recevoir le coup de fil de
Nadia qui me fourgue un coup de Trafalgar en m’apprenant que
je ne suis pas prêt de sortir de mon auberge italo-espagnole.
Demain, lundi, c’est la fête au village. L’ospedale fait
relâche. Mon moral redescend au nadir. Dans le trou. En
résumé, « Tout est perdu fors l’horreur » comme l’a dit
l’amant de la Belle Ferronnière !
Le rayon de soleil qui inonde la chambrette me laisse
indifférent. Je me retranche derrière mes bouts de
papier ! Je griffonne des fadaises ! Je tire des
plans sur une comète très nébuleuse ! A chacun sa
marotte !
La matinée se traîne entre les allées et les venues
pignerolaises.
Est-ce bien vrai ? Débarquent alors dans la chambre le
socque et le cothurne. Le pater Bruffaerts et son ami
Camillo interrompent le voyage dans lequel je m’étais
discrètement réfugié. Ils viennent aux nouvelles. Plus
exactement, ils me racontent leurs frasques et la ripaille
de la veille. Il ne me reste qu’à les écouter.
C’est mon rapatriement sans cesse différé qui les a incités
à venir constater de visu ce que la « commedia
dell'arte »
se plaisait à cacher aux « petits » Belges. C’est vrai que
j’avais frôlé l’hémiplégie ou la paraplégie mais, comme la
baraka ne m’avait pas lâché, je me portais plutôt bien sur
ma paillasse de grabataire.
Cette visite me fait plaisir mais pourquoi ont-ils oublié
ma femme dans leur colis surprise ? Des sous-vêtements,
c’est bon à prendre. Mais ce qui est dedans est mieux,
non ! Et cela m’eût été beaucoup plus utile et salutaire
pour le restant de ma mise au bloc. Enfin ! Inutile de
touiller dans la métaphysique du caractère humain !
Un « Coucou, c’est nous ! » me sort de ma rêverie.
En un tournemain, voilà Dominique et sa tribu au grand
complet qui déboulent dans mon antre. Aujourd’hui, c’est
Byzance ! Les visites affluent de toutes parts. Parlote et
rebelote ! Et comme toujours, dans ces cas-là, les
visiteurs se marchent sur les pieds et l’hospitalisé se
retrouve abandonné beaucoup plus tôt qu’il ne l’eût
souhaité.
Dominique, ignorant que j’aurais de la visite, tout comme
moi d’ailleurs, avait programmé cette seconde visite par
pure amitié puisque toutes les consignes utiles avaient déjà
été transmises la veille. Or, le devoir l’appelle. L’école
recommence le lendemain matin.
Aussi ne s’attarde-t-il pas dans la zone éthérée et il s’en
retourne vers le nord, via Gap lui au volant de sa tire
alors que sa moitié, elle fait la roue au volant de ma
limousine. Cette B.A, Dominique l’emportera au paradis. Je
m’en porte garant !
Entre-temps, Camillo, qui est originaire du Frioul, fait
chou blanc auprès des infirmières pour obtenir de plus
amples précisions concernant mon état. De son côté, mon
père trouve le temps d’autant plus long qu’il s’est fait
féliciter par une aide-soignante. En effet ! Comme j’ai eu
la malencontreuse idée de me soulager, la Lolita que j’avais
sonnée, ne s’était pas retenue d’apostropher le père en
soulignant que c’était à lui qu’il appartenait de vider et
de rincer le « papagallo ». L’auguste sire en fut tout
remué. De sa vie, aucune femme ne lui avait jamais parlé sur
ce ton.
Quelques minutes après l’altercation, il m’annonce tout à
trac :
« Ecoute, qu’est-ce que tu veux que je fasse encore
ici ? »
Qu'est-ce que je dois lui répondre ? Surtout quand je sais
qu’il a horreur des hôpitaux ! Moins d’un quart d’heure
plus tard, lui et son compère Camillo jouent les filles de
l’air et foncent à toute allure à Gap chez le beau-frère.
Ils se sont tapé deux mille kilomètres de bagnole pour une
demi-heure d'hosto. Sympa, non ! Quant à moi, une fois de
plus, je perds le nord de mes interminables élucubrations.
En tant que grand solitaire, j’assume devant l’Eternel. Une
personne fragilisée se serait flinguée. Façon de parler, of
course !
Quoi qu’il en soit, pour éviter le naufrage, il me reste la
lecture, l’écriture et l’échange de banalités avec mes
voisins qui me pompent pas mal d’énergie cérébrale. Le
courant de sympathie passe davantage depuis le passage de
mes visiteurs. A un point tel que c’est à ce moment précis
que le père de Max met son portable à ma disposition.
Initiative inattendue qui sera fortement appréciée par la
suite.
Toutefois, cela ne m’empêche pas de m’isoler dans ma tête
et… je sombre une fois de plus dans les limbes bercé par les
vrombissements de moteurs éructés par le téléviseur d’une
chambre voisine et les marmonnements des colocataires de la
piaule. Là, je trouve enfin le terrain propice à mes ébats.
Je ferme les yeux. Je me laisse aller et tout à coup mon
corps devient léger, aérien. Je m’élève en douceur sous la
voûte céleste. Les étoiles scintillent de leurs mille
feux. Je plane au royaume des cyclos bienheureux !
J’ouvre un œil vaseux. Le second qui colle ne m’est
d’aucune aide. Une aide-soignante, qui me regarde d’un
mauvais œil, me ramène à la dure réalité, moi qui cette
nuit, ai déposé mes hommages aux pieds de Séléné, la déesse
de la lune. La fille de salle n’a pas de pitié pour les
rêveurs. Pour peu, j’en tournerais de l’œil.
La fête au village ne me donne pas droit à la grasse
matinée. Décidément ils ne savent pas ce que « riposo »
signifie dans cet hosto. Le petit déjeuner est glissé sans
chichis sous mon nez et referme à jamais toutes les mailles
de mon rêve cyclo-sidéral. Ce brusque retour sur terre eût
pu prendre des allures plus humaines mais…
Mais les croissants chauds et les brioches étaient
probablement réservés à des invités de marque. A nous, les
reliefs et rogatons fumants de la veille !
Mais enfin ! Pourquoi donc se presser ? Ni Max ni moi
n’avons l’intention de fausser compagnie à nos gardiennes. Encore que… ça me démange un peu les orteils !
La journée va être longue. Quant à une visite… faut plus y
compter ! Mon crédit est épuisé ! Par contre pour Max, ça
n’arrête pas. Après le collège, c’est tout le club de
football qui braille sous mon nez. L’équipe masculine et
les majorettes. Les scolaires et les
juniors. Les jeunes fauves sont lâchés. Les vapeurs de coca leur montent à la tête.
Ils éprouvent le besoin de planer, de se défouler. Ça
badine, ça bavarde ! Ils s’éclatent
le verbe de plus en plus haut. Ils
chahutent de plus en plus fort.
Ça s’amuse, ça fume comme un vieux turc ! Les
jeunes libèrent leur adrénaline. Ils vocifèrent, ils crèvent mes tympans. Bref, ils déplacent du
vent et font du potin d’enfer à réveiller un mort. Et tout
ce saint tremblement dans une chambre d’hosto. Santé !
Pendant ce temps-là, je voyage au pays des merveilles où je
cultive mon jardin secret. Entreprise malaisée quand le
chahut commence à me taper sur le système. D’accord, il
faut que jeunesse se passe. D’accord, il vaut mieux un ado
comme voisin de lit qu’un vieux qui râle à longueur de
journée. D’accord, il vaut mieux ça qu’un moribond qui
crache ses poumons. D’accord, nous sommes logés entre
frères éclopés de la route mais quand même, on est à l’hosto
et pas à la foire du Trône, ni à celle du Midi.
Ma fête au village, je la passe donc entre le brouhaha
estudiantin et les appels de portable qui n’en finissent
pas. Quand vient enfin la nuit et que les effluves d’éther
se sont évaporés, la relève italienne se décide tout à coup
à déménager ses pénates. Elle éprouve le besoin de prendre
le frais. De se noyer dans les sodas améliorés et les
bruits de la cité.
Ouf ! la paix revient sur terre. J’ai bien mérité mon
repos !
Au moment où le marchand de sable passe, un troisième larron
intègre notre petite communauté et prend possession du lit
vacant. C’est un copain de Max qui doit repasser sur le
billard pour subir une nouvelle intervention chirurgicale.
Un bras qui s’est mal remis. Décidément, les copains se
sont donné le mot. Sans complexe, celui-ci grille une
dernière cigarette avant l’extinction des feux. Sa journée
de demain risque d’être animée. La mienne aussi d’ailleurs
car j’espère enfin être rapatrié sur la Belgique.
Comment ? Quand ? J’en sais trop rien. Le plus sage qui
me reste à faire à c’tte heure, c’est de piquer un
roupillon. Non plus à côté de la maternelle de Max qui,
elle, a pris son quart comme d’habitude. Elle est obligée
de squatter dans le corridor puisque le copain de Max lui a
fauché sa place.
Le réveil est aussi âpre que celui de la veille. A peine
ai-je ouvert les mirettes que l’infirmière m’annonce
platement que le staff médical a décidé de me couler un « busto ».
Et pas plus tard que dans la matinée ! Franchement parlé,
ça m’était sorti de la tête. C’est vrai que personne ne
court après un baptême de plâtre. Moi, pas plus que les
autres. Comme de toute façon je n’ai pas droit au chapitre,
il ne me reste plus qu’à subir les humeurs des blouses
blanches. Mais pourquoi tout à coup ce débrayage, la
précipitation des événements ? Jusqu’à ce jour, rien
n’avait pu ébranler la fine équipe de la faculté
d’orthopédie, pas même les injonctions venant de la
Belgique. Y aurait-il du neuf dans l’air ? Pourtant,
Bruxelles ne m’a pas confirmé mon rapatriement ! Qu’est-ce
qui se trame ?
L’attente commence. Les gardes-chiourme à la solde des
carabins sont déjà venus enlever l’intoxiqué du mégot.
Direction : la salle de torture ! Je ne me souviens même
plus si je lui ai souhaité bonne chance. Mon tour se fait
attendre. J’attends, stoïque comme un spartiate. Que
voulez-vous que je fasse d’autre, hein !
Enfin ! Un infirmier se présente et descend mon lit à la
salle des plâtres qui se terre à l’entresol. Il gare mon
mulet en queue de file, contre le mur du couloir. Derrière
une flopée d’éclopés. Autant d’infirmes qui arborent un
plâtre, qui une gouttière à la jambe, qui une éclisse à la
main, qui une attelle au bras. Tous affichent la mine de
circonstance. En l’occurrence, celle du détenu martyrisé.
Ma présence détonne dans cette file puisque je suis le seul
grabataire et le seul non plâtré du lot. Ils me reluquent
comme un condamné qui est sur le point de monter sur
l’échafaud. Mais, ici, pas d’exaltation de haine. Sur
tous les visages on n’y lit que de la pitié, de la
commisération. De mon côté, j’écrase. Un Bruffaerts se
doit de rester impassible !
Cette fois-ci, la séance de poireautage est de très courte
durée. L’infirmier faufile mon lit entre les
« gypsophiles » qui, à mon passage, resserrent le rang
d’oignons. Le garde-chiourme tout de blanc vêtu m’introduit
dans une grande pièce qui ressemble bigrement à une vaste
salle de gymnastique. Autant que j’en puisse voir, un ou
deux agrès non identifiés sont coincés contre le mur à
l’extrémité de la pièce. Tout à coup, j’entends derrière
moi des voix qui sont aussitôt couvertes par le bruit
d’une tronçonneuse. Comme mon état de platitude handicape ma
vue panoramique, je promène, dans la mesure de mes
possibilités, un regard scrutateur sur mon environnement
et je découvre les râteliers qui constellent les murs.
C’est un véritable arsenal comprenant la parfaite panoplie
d’instruments du bourreau en herbe. Les treuils et les
meules côtoient les poids, les massues et les échelles
simples ou horizontales. Une armoire vitrée dévoile une
instrumentation qui me laisse perplexe. Spatules, scalpels,
chatterton, gouges, bistouris, ciseaux, compas, marteaux,
rugines, daviers, tenailles, perforateurs et autres
tourniquets y sont déposés pêle-mêle sur les rayonnages.
Cette vision me glace le sang ! Est-ce que je fais un
cauchemar ? Ai-je à ce point irrité le personnel
hospitalier pour qu’il me réserve les charmes et les délices
de leur chambre de torture ? Sur ces entrefaites, les
gémissements d’une jeune vierge me tirent de mes réflexions
et renforcent davantage mes funestes impressions.
Un garçon de salle déménage mon lit dans un sanctuaire où
s’affairent trois hommes et une femme autour d’une trémie.
Tout un système de poulies est suspendu au-dessus de leurs
têtes. Vont-ils m'infliger le supplice de la roue ? Non,
ça n’est pas possible ! J’ai déjà donné ! J’ai déjà subi
les tourments de la poire d’angoisse dans le croupion. Il
règne une chaleur moite dans la salle. Impossible de
détacher mes yeux de l’attirail barbare qui pend au mur.
Tout à coup, changement de tempo. L’exécuteur des hautes
œuvres, protégé d’un baudrier, intime un ordre à ses trois
carbonari qui me mettent à nu, me soulèvent à bras le corps
et me transportent au milieu de la pièce. L’un des sbires
me fait signe d’ouvrir les bras en croix. Tous les
éléments portent à croire qu’ils optent pour
l’écartèlement ! Où est la roue ? Je ne la vois pas.
La table de torture est réduite à sa plus simple
expression, à savoir un serre-tête qui sert d’appuie-tête
et un support sous les chevilles. Dans chaque main, on me
glisse un stick en bambou.
La posture du christ crucifié é l'horizontale me mordille le
bas du dos.
La douleur est atroce. Les tortionnaires ne
restent pas inactifs et s’offrent une danse macabre. Ils
m’enveloppent le tronc d’une
épaisseur phénoménale de bandelettes. Comme une momie ! Sans
chichis, sans manières. Je
claque de chaleur. Les plâtriers superposent les
bandes à une cadence surmultipliée. Mes
bras tremblent comme un alcolo endurci en manque. Et
encore, cette métaphore est un euphémisme.
Mon martyre a changé de nature. Je pèse au moins une
tonne, sans tenir compte de la tare de mon quotient
intellectuel et, cette position inconfortable accule ma
résistance dans ses ultimes retranchements. Je suis
limite. L’équipe des embaumeurs accélère le mouvement parce
qu’elle me voit déjà tomber en digue-digue. Ah non !
Jamais ! Pas question de rompre, ni de plier, ni de
capituler. Je maintiendrai comme il appartient à un
spartiate de le faire !
Ouf ! Je peux reprendre mon souffle. On me rend enfin à mon
lit non sans avoir, au préalable, lissé le plâtre.
Avec une dextérité et un fini qu’un plâtrier es maître en
bâtiment n’aurait pas décrié.
Le « busto », que m’ont sculpté les hommes en blanc, dégage
toutes les apparences d’un demi-sarcophage. D’une dimension
gigantesque, il couvre le bas de la nuque jusqu’au coccyx.
Du cou jusqu’en dessous de la zigounette. Comme je ne suis
que normalement constitué, rien de tel pour couper le
sifflet ! Après ça, on s’étonne qu’il y ait des
traumatismes psychiques incurables !
Je suffoque sous cette caque de plâtre chaud. On
m’envoie à la radiologie pour un cliché de
contrôle et, ensuite retour à l’étage de l’orthopédie pour
la phase terminale. Cette fois-ci, je suis cloué ad
vitam sur mon lit comme une tortue de mer reposant sur
le dos sur le sable. Sans « sea »,
sans « sex » mais avec assez de « sun » pour transformer un
iceberg en crème à la glace.
Quid pipi ? lancé-je à l’aide-soignant qui me reconduit à
l’étage ! Ma question ne l’embarrasse pas pour un sou et,
fier comme Artaban, il me fait gentiment signe qu’il est
tout disposé à me prêter sa main. Chouette, mais comme je
n’ai toujours pas viré de bord, la proposition ne m’emballe
pas du tout et grâce à des étirements répétés et assidus,
je parvins ultérieurement à faire mouche dans le « papagallo ».
Un peu à l’image du marmot qui, sur le carrousel, tente
d’attraper « la floche » pour un tour bonus. Facile à dire
mais c’est une rude et délicate entreprise. A l’inverse du
carrousel, la « floche » dans le cas présent, n’est pas
préhensile, ce qui complique la manœuvre. Sans demander son
reste, le bénévole de la main me remonte à l’étage des
fêlés et me met à sécher dans le couloir des femmes. Les
Italiens ne badinent pas avec le sexe. C’est une litote. Il
est midi, le soleil me pète dans la poire. Excellente
opération qui va réduire le temps de séchage de la caque de
plâtre. Le gars coince mon lit à l’entrée des waters des
dames et dirige sur mon « busto » un énorme sèche-cheveux
industriel fixé sur un pied qui suscite l’admiration de
l’entourage féminin. Un eunuque de plus pour notre harem,
ont-elles dû se dire ! C’est dégeu de parquer un grand
handicapé devant les pissotières des dames ! D’autant plus
que mon état handicapé ne me permettait pas de goupillonner
de la queue. Je crève de
chaleur et, mon ras le bol déborde de tous les côtés à la
fois. Deux heures que ça dure déjà ! C’est la plus longue
traversée du désert de ma vie !
Toutes les blouses blanches, sans exception, qui passent à
proximité de mon grabat se sentent obligées de réorienter
la soufflerie. Un petit coup vers le haut, un petit coup au
milieu, une poussette sur le côté, tant et si bien qu’un
zigoto met au point, par inadvertance, un supplice moderne.
Une chiquenaude intempestive bloque les feux de la
rôtissoire à hauteur de mon oreille droite. Or, comme
l’engin tourne à fond la caisse, sans l’intervention d’une
âme charitable, il y a des chances que l’hosto me l’eût
proposée comme brochette au repas du soir. Il n’y a pas de
petit bénéfice !
Eustache, qui est échaudé, sonne de la trompe. Je suis
cuit. Marre ! Il y en a quine d’être le jouet des
apprentis esculapes piémontais. J’aspire à rentrer en
Belgique. Le téléphone se met à nouveau à crépiter à
proximité de la salle d’attente mais le ton n’est plus à la
rigolade. Terminé d’arborer un « smile » éclatant ! Je
demande, je réclame, que dis-je, j’exige de l’organisme
assureur et ce, dans les deux langues nationales, de me
sortir à tout prix de ce trou foireux. Nadia dynamite de
son côté l’apathie des ronds de cuir.
Enfin ! Ça bouge ! Dans les toutes prochaines heures, une
compatriote sera là pour s’occuper de mon
rapatriement sur la Belgique.
Oui mais…il me reste encore pas mal de pain noir à manger !
Mon pigeon voyageur se fait attendre. Moi, je rentre tout à
fait dans ma coquille et ma tronche renfrognée décourage
l’entourage de me faire causette. La terre entière
m’indiffère ! C’est dans cet état dépressif que la nuit de
ce mardi noir me surprend.
Nuit caverneuse ! Réveil tout aussi grotesque !
L’infirmière, originaire de Meise se pointe dans la chambre
vers les dix heures. Je reprends espoir.
Serait-ce enfin la fin de mon calvaire ?
Courte présentation. Comme la brave fille n’a pas
l’intention de passer la nuit à Pinerolo, elle met les
bouchées doubles. Fait des mains et des pieds pour obtenir
ma liberté inconditionnelle ! Dans la mesure de ses
moyens, car elle ne parle pas un mot d’italien.
Bonjour la galère ! Elle parvient néanmoins, non sans
difficultés, à exiger le décèlement sur-le-champ du « busto »
pour les raisons évidentes que sont les éventuels problèmes
respiratoires qui pourraient se produire dans l’avion. Au
grand dam de l’intelligentsia de l’hôpital. Qui ne veut pas
entendre raison ! Coup de fil à Bruxelles pour marquer leur
désapprobation ! Rebelote ! Finalement, la haute autorité
hospitalière somme ma « miss dominici » de signer une
décharge, les mettant à carreau de toute poursuite
éventuelle en cas de pépin.
Comme ma miss n’a pas la cote d’excellence, j’ai
l’impression que le staff médical ne sait plus faire assez
vite pour nous voir décamper de leur institution. Aussi,
quelques minutes plus tard, un des embaumeurs de la veille
débarque-t-il dans la chambre, équipé d’une scie
électrique. Une scie circulaire identique à celle utilisée
par les forestiers. Y avait de quoi en attraper les
chocottes, d’autant plus que la découpe se fait à vif sous
le nez du supplicié ! Sur son ventre. Sur toute la
longueur du « busto ». L’artiste cisaille la carapace d’une
main de maître coupant chaque fois l’électricité à ras de
l’épiderme. Heureusement que le gars n’était pas rancunier
sinon il m’infligeait impunément une variante moderne du
supplice du pal, c’est à dire l’éventration. Quand je vous
disais que je tombais de Charybde en Scylla !
Stop ! Ne soyons pas mesquin ! Merci, monsieur le
plâtrier ! Quant à moi, je suis fier de moi. Cette
épreuve, je l’ai également passée la tête haute. Sans
mouiller mes langes ! Sans péter un mot ! Par orgueil ou…
par trouille ! Je laisse la réponse à l’entière
appréciation du lecteur qui sait que la vanité est la
passion préférée de l’homme. L’humilité, je la cultive déjà
sur mon vélo, ça me suffit !
Après la démolition du plâtre, un rafistolage de fortune
s’impose. Le même zig s’applique avec une rare application
à cercler, à l’aide de ruban
adhésif, mon « busto » cannibalisé. Je suis un verni parce
que le démolisseur ès plâtre officie avec une virtuosité peu
commune. Un restaurateur d’art ne ferait pas mieux ! Le « busto »
qu’il rafistole est nickel, prêt à braver la nuit des
temps. Bref, l’artiste est un nouveau « Rodin » méconnu !
Que de talent gâché !
Cette fois, c’est fait ! Je l’ai en poche, mon
billet de retour. Miss Meise peut enfin souffler. Il n’y a plus
qu’à attendre « Touring-soccorso » pour nous conduire à
l’aéroport.
Et pourtant ! .… Je ne suis pas au bout de mon calvaire !
Le temps s’éternise. Les secondes deviennent des minutes ;
les minutes paraissent des heures. A l’instar des
kilomètres qui s’allongent au fur et à mesure que les années
s’accumulent. Par là, j’entends les kilomètres à vélo, bien
sûr !
Quatorze heures ! C’est l’heure convenue à laquelle
l’ambulance doit me prendre en charge pour me transporter à
l’aéroport. Lequel ? Celui de Turin ou celui de Milan ?
Personne ne peut répondre !
Mon infirmière n’a pas le temps de glander. Ce n’est pas le
pain sur la planche qui lui manque. Elle doit se démener
comme une diablesse pour obtenir l’indispensable
sauf-conduit d’expatriation.
Ça y est ! Nous sommes « stand by » pour le retour. Par
contre, l’ambulancier se fait attendre. Or, comme l’avion
n’en a rien à cirer des retardataires, la miss me confie
quelque peu son inquiétude. Un soupçon à peine
perceptible, selon les principes élémentaires de psy qu’on
lui a inculqués. Surtout ne pas traumatiser l’éclopé plus
qu’il ne l’est !
Soudain, branle-bas général ! Deux cavaliers d’Offenbach
font irruption dans la chambre, expulsent sans protocole mon
lit avec la douceur d’une auto tamponneuse jusque dans la
salle d’attente ! A une vitesse foudroyante ! Ensuite, ils
me transbordent sur une civière pour prendre l’ascenseur.
Sans délicatesse ! Des femmes et leurs mômes, qui font
banquette, assistent à la manœuvre qui dévoile une partie de
mes plus chers attributs. Le spectacle ne leur convient pas
parce que les mamas détournent la tête. C’est vrai qu’on
est loin de Byzance et que mes deux orphelines en sont
réduites à une peau de chagrin avec, pour humble compagnie,
un « papagallo » ! Ce triste constat ne peut que
décourager les plus entreprenantes d’entre-elles. Malgré
tout, si l’une ou l’autre y a quand même trouvé son
bonheur, j’en suis fort aise. Eh oui ! Un sage ne
dit-il pas qu’il faut toujours avoir une idée positive de
soi ! Ou bien encore…il faut aller jusqu’à l’horreur quand
on se connaît, disait Bossuet !
Les deux kamikazes de «Touring » me prennent en main. Ils
me sanglent, me ficellent à la civière comme un otage
condamné à mort sur les rails d’un chemin de fer. La
camisole de force est une rigolade à côté du savoir-faire
des secouristes. Impossible désormais de bouger le petit
doigt. Ils en terminent en glissant le brancard sur le
plancher de la camionnette. Mon ange gardien s’asseyant de
biais sur une banquette bancale à proximité de ma tête.
Pin-pon ! Pin-pon ! L’ambulance entame une course contre
la montre. Elle grille tout ce qui se présente sur son
chemin. Je suppose puisque je n’ai qu’un plafonnier de
bagnole comme tout horizon. J’ai hérité probablement du
chauffeur qui a le pied le plus lourd de la corporation. Le
mec a raté sa vocation de pilote de Formule 1. Quant à
mon infirmière, elle ne parvient pas à rester une minute en
place. La conduite sportive la fait valdinguer constamment
de gauche à droite. Nous apprenons enfin notre
destination. Nous allons à Milano Malpensa. « Honi soit
qui … !!! »
L’ambulance sort de l’agglomération et stoppe brutalement
devant une gare de péage. Résultat : la brave fille est
propulsée les quatre fers en l’air contre la cabine du
chauffeur. Heureusement pour elle (et pour moi), elle porte
un falzar. On a vu assez d’horreurs pour aujourd’hui.
Le taxi poursuit son train d’enfer. Tout à coup, le véhicule
s’arrête sans raison apparente.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demandé-je à la gardienne de
mon destin.
Celle-ci m’informe que l’ambulance se trouve dans une
station service et que le chauffeur est occupé à faire le
plein. A la mode de la « squadra Ferrari » sur le circuit
de Monza. Enfin, presque aussi bien ! Toutefois, le
ballottage se précise de minute en minute. Notre arrivée
pour l’aéroport aussi. En effet ! L’ambulance approche des
portes de Milan. C’est à ce moment précis que le portable
du convoyeur éructe une volée de sons à peine audibles. Le
gars se retourne et… d’un air décontracté, nous annonce…
que l’avion a décollé. Et maintenant, qu’allons-nous
faire ?
En principe, j’ai mon ticket retour pour… la case départ. C'est
à-dire l'ospedale ! Comme
l’organisme assureur avait eu un mal de chien à trouver de
la place pour mon rapatriement, le pire était à craindre. Ça
n’est pas une mince affaire que de rapatrier une dépouille
humaine par avion ! Il faut savoir que neuf places, c’est à
dire trois rangées de trois sièges, sont indispensables pour
caser un grabataire (avec ou sans bière) dans la queue de
l’avion.
Donc, la gardienne de mon corps est, une fois de plus,
fortement mise à contribution. Pendant que Miss Meise se
décarcasse auprès des autorités pour obtenir mon visa de
sortie, on m’isole dans une pièce macabre de l’infirmerie
qui ressemble comme deux gouttes d’eau à un funérarium. Il
y fait sombre et froid.
Quatre longues heures qu’il me faudra moisir en ce lieu
sinistre en compagnie de mon « papagallo » comme seul pote
d’infortune. Une chance encore que je l’avais sous la main
celui-là sinon… Inutile de sourire, à la longue, ça
devient un sport à part entière de ne pas mouiller ses
draps ! Faire mouche sur une cible instable, c’est pas de
la tarte !
Enfin ! La baraka se met de mon côté ! Mon ange gardien a
trouvé un joint pour me faire embarquer sur un vol régulier
à destination des Cliniques Universitaires St Luc à
Bruxelles.
Bruxelles. Accueil chaleureux de mes proches. Transfert
immédiat aux urgences de la clinique dont le premier soin
est de me libérer du sarcophage. Celui-ci en impose au
jeune carabin, à tel point
qu'il décide d’en conserver une partie pour sa collection
privée.
Ensuite, pour m’éviter toute contrariété, on me case dans
une chambre en face d’un…Italien qui serine toujours la même
antienne. Il n’y a pas à dire mais en Belgique on met un
point d’honneur à de ne pas dépayser les clients
!
Deux jours plus tard, protégé par un corset décent, me
voilà à nouveau chez moi entouré des miens pour une
revalidation qui se prolongera plusieurs mois.
Trois ans plus tard…à la même époque de l’année…je remettais
le couvert via le versant opposé. Mais ça, c’est une autre
histoire.
bruffaertsjo@skynet.be
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