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« Les objectifs de la journée étaient atteints ; il restait
à rejoindre Arles, le terme de notre première étape.
Cependant, ne pas effectuer un détour par le col de Vayède
(230m) pour visiter les Baux de Provence, aurait été
impardonnable.
L’ascension du col vit apparaître les premières lassitudes
de la journée et pour ce qui est du prestigieux
village-forteresse envahi par des cohortes de touristes, il
fut carrément escamoté. Mais soyons francs, étions-nous
venus pour le col ou pour la musardise ?
Quoi qu’il en soit, l’affluence nous fit douter de pouvoir
trouver aisément un logement. Relais appuyés se succédèrent
et plus rien n’entrava la marche du T.G.V. (Touristes à
grande vitesse)
« Heureux d’avoir déniché la dernière chambre du premier
hôtel d’Arles, José commence à décharger ses bagages. J’en
profite pour m’éclipser, le temps de voir si l’hôtel de
France situé non loin de là, n’offre pas une meilleure
solution qu’un lit double à partager. Ce sentiment pudique
aura des conséquences funestes, mais va donc pour l’Hôtel de
France.
Les chambres très correctes tranchent avec le
café-restaurant où le peuple aboie pour surmonter le
brouhaha. Une bière y est vite ingurgitée avant d’aller se
rafraîchir en haut. Une bonne douche aura tôt fait de me
remettre d’aplomb. Pas de baignoire, et un lavabo
réquisitionné par moi, oblige José à se glisser sous la
douche, instrument de torture qui déverse pipi ou torrent,
soit glacé soit bouillant. Mais rassurons le futur client,
le mélangeur est bien réglé, José échappe à la douche
écossaise, et c’est en chantonnant qu’il s’apprête à quitter
la cabine.
Malheureusement, sa sortie théâtrale, il l’a rate, et c’est
de tout son long qu’il s’étale.
Ma vue se voile de rouge. Les carrelages sont envahis un à
un par une marée écarlate. Ne me trouvant pas dans les
arènes, il ne peut s’agir de sang camarguais, bien que le
taureau saigné à mort qui se tortille à mes pieds, puisse me
le donner à penser.
La carmagnole poussée deux secondes auparavant par le
ci-devant citoyen Bruffaerts, m’égare un instant. J’efface
l’image qui traverse mon esprit, car ce n’est pas possible :
ici il n’y a pas de baignoire et en outre Charlotte Corday
n’était pas d’Arles mais bien d’Amont !
Ces quelques divagations n’eurent pas le mérite miraculeux
de tarir les flots rouges qui dégoulinaient de l’orteil du
sans-culotte.
Sortant d’une torpeur méritant la guillotine, je m’active
soudainement à soumettre l’orteil de l’infortuné, à un
remède digne d’une féroce et vengeresse « Marâtre sans
chapia ».
Des couches de Rizzla (papier à cigarette) bleu, salé d’Ajja
(tabac pour pipe) bleu, sont dare-dare appliquées sur
l’orteil sanguinolent ! Le pied se rebiffe à cette mainmise
nobiliaire et m’oblige à bâillonner de gaze le rebelle.
Mâté, une charrette expédie ce sans foi ni loi, rejoindre à
l’hôtel-dieu les délirants, les éclopés et les amputés.
Là, deux Arlésiennes prennent l’orteil en pitié, le
recousent, le cajolent, le pouponnent, ce qui loin
d’enfermer mon compère dans des pensées mélancoliques et
moribondes pour un morceau de chair perdu, le ragaillardisse
au point que le coquin jure de rééditer son exploit»
C’est en ces termes que Dominique, mon fidèle compagnon,
commenta ma sortie ratée en Arles. Il est également vrai
que le soir on s’est encore offert en prime le restaurant
gastronomique de « l’Arlaten ». Hélas le réveil n’en fut
que plus douloureux. Impossible de poser le pied à terre.
Le gros orteil, en plein réveil, refusa d’entonner le
chant révolutionnaire « Ah ! Ça ira, ça ira, ça ira… »
Non, ça n’allait vraiment pas ! Il se rebiffa contre le
supplice affreux du port de la chaussure. Une extrême
délicatesse mit fin à cette quadrature. J’exclus cependant
le retour sur Bruxelles en vertu de certains sacro-saints
principes que je véhicule depuis ma tendre enfance. La
capitulation hâtive, même si la barquette fait eau de toute
part, en est un. Aussi est-il décidé de faire le point en
fin de journée à l’autre extrémité de la Camargue. Le
chanteur de carmagnole n’a qu’à pédaler du talon au lieu de
la pointe, et le tour est joué ! D’autant plus que comme
difficulté, il n’y a que le Mont Saint Clair à franchir en
fin d’étape. Et encore, c’est une option. De ce sommet
entre ciel et eau, toute la ville de Sète s’offre en
panoramique avec en toile de fond, le bassin de Thau, ses
parcs à coquillages et ses flamants roses. L’effort vaut le
coup d’œil, c’est la montagnette sacrée des Sétois. On y va
par tous les moyens. A pied, à vélo, en bus ou en voiture ;
à votre bon cœur. C’est un labyrinthe de chemins qui donne
accès au sommet. A pied, le chemin le plus court part du
Lycée Paul Valéry par la rue de Belfort puis par la côte de Biscan-pas, aussi appelé chemin des 400 marches, qui conduit
au pied de la croix. Quant aux professionnels du vélo, le
versant de « La Citadelle » et celui des « Pierres
Blanches », dans une moindre mesure, sont les accès
classiques repris par tous les organisateurs de courses
cyclistes. Enfin, les motorisés n’ont pas d’effort à
fournir, donc exit les commentaires !
Mais laissons, une fois de plus la parole à notre ami
Dominique.
« L’ascension de ce mont par le chemin de la Craque suivi du
chemin des Pierres Blanches n’est pas facile à trouver, car
elle se situe dans la partie haute de Sète. Après avoir
escaladé quelques ruelles, avoir suivi un boulevard, vous
entrez dans le vif du sujet en abordant sur votre gauche le
chemin de la Craque.
Huit cents mètres avec des pourcentages allant jusqu’à 25%.
De quoi avoir raison du plus costaud !
Pourtant mon ami José, après s’être traîné en travers la
Camargue, tellement son pied le faisait souffrir, voulut
profiter de ce que son pied fut « chaud » pour tenter
l’aventure.
Grimaçant, et faisant preuve d’un courage exemplaire, il
parvint à passer ce premier mur, à la force du seul pied
valide qu’il lui restait.
A droite le chemin des Pierres Blanches lui offrit un court
répit, avant de le replonger dans un certain calvaire.
Le mur franchi, il ne restait plus qu’à obliquer à droite
vers l’esplanade, où le panorama s’étend sur la ville et son
port, sur la Grande Bleue, sur l’étang de Thau, et au loin
sur l’Espinouse et les Cévennes.
L’autre versant, facile à trouver, longe le musée Paul
Valéry et le cimetière marin. Bien qu’il ne présente que
21%, ce versant me semble plus coriace car jamais il ne vous
laisse le temps de récupérer. Ce côté est celui emprunté
par les professionnels.
Au « Piq’ Bœuf », un des restaurants bordant les canaux du
vieux port, je pus le soir venu, avouer à José que jamais
j’aurais pu croire si je ne l’avais vu de mes yeux qu’un
invalide puisse être capable d’une telle prouesse. Encore
bravo ! »
Ce bon mot me va droit au cœur. Toutefois, il y a lieu de
tempérer cet éloge quand on sait que, durant toute l’année,
de nombreux unijambistes parcourent à vélo la France et la
Navarre. Une touche d’humilité n’a jamais fait de tort à
qui que ce soit.
Quoi qu’il advint, la montagnette de Sète mit fin aux
péripéties de la seconde étape de notre ronde du Languedoc.
Novembre 1994
bruffaertsjo@skynet.be
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